Sous les projecteurs de la Place de la République : Mon cri silencieux

« Coupez ! Coupez ! » hurle mon rédacteur en chef dans mon oreillette, mais je reste figée, micro à la main, sous les projecteurs blafards de la Place de la République. Les passants s’arrêtent, les téléphones se lèvent, et moi, Camille Dubois, je sens mes joues brûler alors que deux artistes de rue — un jongleur aux cheveux en bataille et une chanteuse à la voix rauque — envahissent mon cadre.

« Allez, mademoiselle, chantez avec nous ! » lance le jongleur, un sourire éclatant aux lèvres. Je tente de garder mon sérieux, mais sa voix perce la bulle professionnelle que j’essaie désespérément de maintenir. Derrière moi, la caméra continue de tourner. Je sens le regard de tout Paris sur moi, et surtout celui de ma mère, quelque part dans notre appartement du 12ème arrondissement.

Je suis journaliste depuis trois ans. J’ai tout sacrifié pour ce métier : mes week-ends, mes amis, parfois même ma dignité. Mon père voulait que je devienne avocate, « comme ta cousine Sophie », répétait-il à chaque repas de famille. Ma mère, elle, rêvait que je reste près d’elle, que je fonde une famille, que je sois « raisonnable ». Mais moi, j’ai choisi le tumulte des rues parisiennes, le frisson du direct, l’adrénaline des sujets brûlants.

Ce soir-là, je couvrais une manifestation contre la réforme des retraites. Un sujet sérieux, tendu. J’avais préparé chaque phrase, chaque transition. Mais voilà qu’en plein direct, ces deux artistes surgissent et transforment mon reportage en numéro de cirque. La chanteuse s’approche de moi : « Tu sais, on a tous une voix à faire entendre. Même les journalistes ! »

Je ris nerveusement. « Je… je suis en direct… »

Le jongleur ne se démonte pas : « Justement ! C’est le moment ou jamais ! »

Autour de nous, les badauds applaudissent. Je sens la pression monter dans ma poitrine. Mon téléphone vibre sans cesse dans ma poche : messages du rédacteur en chef, notifications Twitter qui explosent. Je suis devenue un mème en quelques secondes.

Après le direct, je rentre chez moi en métro. Les regards se posent sur moi ; certains me reconnaissent et sourient avec complicité. D’autres chuchotent. Je reçois un message de mon père : « C’est ça ton sérieux ? On ne t’a pas élevée pour faire le clown à la télé ! »

Je m’effondre sur mon lit. Les larmes coulent sans bruit. J’ai honte. Honte d’avoir perdu le contrôle, honte d’avoir déçu mes parents — encore une fois. Mais au fond de moi, une petite voix me souffle que ce moment était peut-être plus vrai que tous mes reportages récités.

Le lendemain matin, je dois affronter la rédaction. Mon chef me convoque :

— Camille, tu te rends compte du buzz ? On a fait 500 000 vues en une nuit !

— Mais… c’était ridicule…

— Ridicule ? C’était humain ! Les gens veulent voir du vrai !

Je sors du bureau déboussolée. Dans l’ascenseur, je croise Léa, une collègue :

— Tu sais, Camille… Ma mère a adoré ton passage avec les artistes. Elle a dit que tu avais l’air vivante.

Vivante ? Ce mot résonne en moi toute la journée.

Le soir venu, je retrouve ma mère dans sa cuisine minuscule. Elle prépare une tarte aux pommes comme quand j’étais enfant.

— Tu as vu ce qui s’est passé hier ?

Elle hoche la tête sans me regarder.

— Tu as eu l’air heureuse… même si tu étais gênée.

Je m’assois face à elle. Pour la première fois depuis longtemps, je laisse tomber le masque :

— Maman… Je ne sais plus si je fais ce métier pour moi ou pour prouver quelque chose à papa… ou à toi.

Elle pose sa main sur la mienne.

— Tu as le droit d’être toi-même, Camille. Même si ça veut dire chanter au milieu d’un direct.

Les jours passent et la vidéo continue de tourner sur les réseaux sociaux. Certains me félicitent pour mon naturel ; d’autres se moquent. Mon père ne me parle plus depuis une semaine. Mais moi, je commence à accepter cette part de chaos dans ma vie.

Un soir, alors que je marche sur les quais de Seine, je croise le jongleur et la chanteuse. Ils me reconnaissent et m’invitent à boire un verre avec leur troupe d’artistes marginaux.

— Tu sais, Camille — dit la chanteuse — parfois il faut accepter d’être bousculé pour trouver sa vraie voix.

Je souris enfin sincèrement.

Aujourd’hui encore, je me demande : faut-il vraiment choisir entre plaire aux autres et s’écouter soi-même ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?