Entre les murs de la maison Lefèvre : le prix du silence
« Tu n’as rien compris, Claire ! Ici, ce n’est pas chez toi ! »
La voix de mon beau-frère, Antoine, résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans cette maison glaciale. Depuis la mort de Gabrielle, il y a un an, tout a changé. Avant, elle était mon refuge, la seule à me défendre quand les hommes de la maison levaient le ton ou ignoraient mes efforts. Maintenant, je suis seule au milieu d’eux.
Je revois encore le regard de ma mère le jour de mon mariage avec Julien. « Claire, la vie avec la famille de ton mari n’est jamais facile. Prends garde à ne pas t’effacer. » J’avais ri, naïve, persuadée que l’amour suffirait à tout surmonter. Mais l’amour ne protège pas des non-dits ni des rancœurs qui s’accumulent comme la poussière sur les meubles anciens du salon.
Après les funérailles de Gabrielle, tout s’est accéléré. Mon beau-père, Henri, s’est enfermé dans le silence et le vin rouge. Antoine a pris l’habitude de rentrer tard, souvent ivre, claquant les portes et lançant des piques dès qu’il me croisait. Julien… Julien a changé aussi. Il n’est plus l’homme doux et attentionné que j’ai épousé. Il se laisse porter par l’ambiance lourde de la maison, évitant les conflits mais ne prenant jamais ma défense.
Un soir d’hiver, alors que je préparais le dîner, Antoine est entré dans la cuisine sans un mot. Il a ouvert le frigo, pris une bière et m’a lancé ce regard méprisant qui me fait me sentir minuscule.
— Tu comptes encore faire ce gratin ? On en a marre de tes plats fades.
J’ai ravalé mes larmes et continué à éplucher les pommes de terre. J’aurais voulu lui répondre, lui dire que je faisais de mon mieux, que je n’étais pas sa servante. Mais j’ai gardé le silence. Par peur ? Par lassitude ? Je ne sais plus.
Les jours se sont succédé, identiques et gris. Je me suis surprise à compter les heures jusqu’au coucher, espérant que le sommeil m’offrirait un peu de répit. Mais même la nuit, je me réveillais en sursaut, hantée par la voix de Gabrielle : « Ne te laisse pas faire, Claire. »
Un dimanche matin, alors que je mettais la table pour le déjeuner familial, Henri a brisé son silence.
— Tu n’es pas Gabrielle. Tu ne le seras jamais.
Il n’a pas levé les yeux vers moi. J’ai senti une boule se former dans ma gorge. J’ai voulu crier que je ne cherchais pas à remplacer sa femme, que je voulais juste trouver ma place ici. Mais encore une fois, j’ai baissé la tête.
Julien est arrivé derrière moi et a posé une main hésitante sur mon épaule.
— Laisse tomber, Claire… Ce n’est pas contre toi.
Mais si, c’était contre moi. Tout était contre moi depuis un an.
J’ai commencé à éviter les repas en famille, prétextant des migraines ou du travail en retard. Je passais des heures à marcher dans les champs autour du village, respirant l’air froid pour ne pas étouffer. Les voisins chuchotaient sur mon passage : « La pauvre Claire… Elle n’a pas eu de chance avec sa belle-famille. »
Un soir d’été, alors que je rentrais d’une longue promenade, j’ai trouvé Antoine assis sur les marches du perron. Il fumait une cigarette et semblait moins agressif que d’habitude.
— Tu comptes rester ici longtemps ?
Sa question m’a prise au dépourvu.
— Je… Je ne sais pas.
Il a écrasé sa cigarette et m’a regardée droit dans les yeux.
— Tu devrais partir tant qu’il est encore temps.
J’ai senti mes jambes flancher. Partir ? Abandonner Julien ? Quitter cette maison où j’avais tout donné ?
Cette nuit-là, j’ai pleuré comme jamais auparavant. J’ai repensé à ma mère, à ses conseils que j’avais ignorés par orgueil ou par amour. J’ai compris que je m’étais perdue en voulant plaire à tout le monde sauf à moi-même.
Le lendemain matin, j’ai préparé mes valises en silence. Julien m’a regardée faire sans rien dire. Il n’a pas essayé de me retenir.
— Tu reviendras ?
Sa voix était faible, presque un murmure.
— Je ne sais pas… Peut-être quand tu seras prêt à te battre pour nous.
Je suis partie sans me retourner.
Aujourd’hui, un an après avoir quitté la maison Lefèvre, je vis chez ma mère à Angers. Je reconstruis doucement ma vie, mais chaque soir je repense à cette famille qui m’a brisée et à l’amour que j’ai laissé derrière moi.
Ai-je eu raison de partir ? Aurais-je dû me battre davantage ? Ou bien faut-il parfois accepter que certaines batailles sont perdues d’avance ? Qu’en pensez-vous ?