Le choix de l’indépendance : entre l’amour d’une mère et la nécessité de couper le cordon

« Tu ne peux pas me faire ça, maman ! »

La voix de Camille résonne encore dans l’entrée, tranchante, presque étrangère. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant. Les murs de mon appartement, tapissés de souvenirs, semblent se resserrer autour de moi. Je n’ai jamais aimé les adieux, mais celui-ci a un goût d’amertume que je n’aurais jamais imaginé.

Tout a commencé il y a six mois, lors d’un banal dimanche après-midi. Camille était venue déjeuner, comme chaque semaine. Elle avait ce regard fatigué, ce ton plaintif qui me rappelait l’adolescente qu’elle était autrefois. « Tu sais, maman, avec l’inflation, le loyer, les enfants… C’est dur. » J’ai hoché la tête, compatissante mais silencieuse. Au fond de moi, je savais déjà que je ne voulais plus être la béquille sur laquelle elle s’appuyait depuis tant d’années.

Je suis veuve depuis dix ans. Après le décès de Jacques, j’ai tout donné à Camille : mon temps, mon argent, mes conseils. Mais aujourd’hui, alors que mes jambes me trahissent et que la solitude me pèse, je ressens le besoin viscéral de penser à moi. Vendre cet appartement – mon refuge depuis trente ans – pour rejoindre une maison de retraite à Tours n’est pas une fuite. C’est une renaissance tardive.

Mais comment expliquer cela à Camille ? Comment lui dire que je ne veux pas lui donner l’argent de la vente ? Que je veux qu’elle apprenne à se débrouiller sans moi ?

Le soir où je lui ai annoncé ma décision, elle a éclaté :

— Tu préfères donner ton argent à des inconnus plutôt qu’à ta propre fille ?

— Ce n’est pas ça, Camille… J’ai besoin de sécurité pour mes vieux jours. Et puis, tu es adulte maintenant.

— Adulte ? Tu sais très bien que je galère ! Tu pourrais au moins m’aider à acheter un appartement !

Son regard s’est durci. J’ai vu dans ses yeux la petite fille blessée qui ne comprend pas pourquoi sa mère ne vole plus à son secours. Mais j’ai tenu bon.

Les semaines suivantes ont été un calvaire. Camille m’a appelée tous les jours, parfois en pleurs, parfois furieuse. Elle a même envoyé ses enfants – mes petits-enfants – pour tenter de me faire changer d’avis :

— Mamie, pourquoi tu veux partir si loin ? On ne pourra plus venir te voir !

J’ai caressé leurs cheveux blonds en silence, le cœur serré par la culpabilité. Mais je savais que céder serait trahir ce que j’estime être juste.

Dans la famille Dubois, on ne parle pas facilement des sentiments. Ma propre mère m’a élevée à la dure : « Dans la vie, il faut se battre seule », répétait-elle sans cesse. Peut-être ai-je reproduit ce schéma sans m’en rendre compte ?

Un matin pluvieux de novembre, j’ai signé le compromis de vente. L’agent immobilier – un certain Monsieur Lefèvre – m’a félicitée pour mon courage. Mais en rentrant chez moi, j’ai trouvé Camille assise sur les marches de l’immeuble.

— Tu vas vraiment le faire ? Tu vas vraiment partir sans rien me laisser ?

Sa voix tremblait. J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle s’est reculée.

— Camille… Je t’aime plus que tout. Mais je crois sincèrement que tu dois apprendre à te débrouiller seule. Je ne serai pas toujours là.

— Tu crois que c’est facile ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ?

— Non… Mais tu as choisi de toujours compter sur moi.

Un silence lourd s’est installé entre nous. J’ai senti ses larmes couler sur ma main quand elle m’a serrée une dernière fois.

Depuis ce jour, elle ne m’a plus appelée. Les fêtes de Noël ont été silencieuses ; les photos des petits sont restées sur mon téléphone sans nouveaux messages.

À la maison de retraite Les Glycines, la vie suit son cours. Les journées sont rythmées par les repas collectifs et les ateliers mémoire. Je me surprends parfois à envier les autres résidents qui reçoivent des visites régulières de leurs enfants.

Mais je tiens bon. Je me suis fait une amie, Madeleine, qui me dit souvent : « Il faut savoir penser à soi avant qu’il ne soit trop tard. » Pourtant, chaque soir, en éteignant la lumière, je me demande si j’ai eu raison.

Ai-je été une mauvaise mère en refusant d’aider Camille ? Ou bien est-ce le plus beau cadeau que je pouvais lui faire : lui offrir l’opportunité de se construire seule ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?