Sophie, ma fille, où es-tu passée ?

— Maman, tu pourrais me dépanner encore ce mois-ci ?

Sa voix tremble à peine, mais je sens déjà la tension dans mon ventre. Je serre le combiné, le regard fixé sur la fenêtre du salon où la pluie martèle les vitres. Paul, assis en face de moi, lève les yeux vers moi, inquiet. Je n’ose pas croiser son regard. Je voudrais tant que ce soit un appel différent, un de ceux d’avant, quand Sophie m’appelait pour me raconter ses journées à la fac ou ses histoires d’amour. Mais depuis un an, chaque sonnerie me glace le sang.

— Sophie… Tu sais que ce n’est pas facile pour nous non plus en ce moment. Ton père a dû réduire ses heures à l’usine, et moi, avec la retraite qui approche…

Un silence. Puis elle soupire, agacée :

— Oui, mais tu comprends pas, maman ! J’ai des factures à payer, j’ai besoin de ce boulot à Paris, mais le loyer est trop cher. Tu veux que je finisse à la rue ?

Je ferme les yeux. Je voudrais lui dire que je comprends, que je l’aime, que je donnerais tout pour elle. Mais il y a cette fatigue en moi, cette lassitude de ne plus être qu’un portefeuille ambulant. Paul se lève brusquement et quitte la pièce. Je sais qu’il ne supporte plus ces conversations.

— Je vais voir ce que je peux faire, ma chérie.

Elle raccroche sans un merci.

Je reste là, le téléphone à la main, le cœur lourd. Paul revient, les traits tirés.

— Claire, il faut qu’on arrête. On ne peut pas continuer comme ça. Elle ne nous appelle plus que pour l’argent. Tu ne vois pas qu’on l’aide à s’enfoncer ?

Je sens les larmes monter. Je voudrais lui dire qu’il a tort, que Sophie va changer. Mais au fond de moi, je sais qu’il a raison. Depuis qu’elle est partie à Paris après son bac, tout a changé. Elle s’est éloignée de nous, de sa petite sœur Camille aussi. Les repas de famille sont devenus rares, tendus. À Noël dernier, elle est arrivée en retard, fatiguée, le visage fermé. Elle n’a presque pas parlé.

Je repense à cette époque où elle riait dans le jardin avec Camille, où elle me confiait ses rêves d’être journaliste. Aujourd’hui, elle fait des petits boulots précaires et semble perdue dans une ville trop grande pour elle.

Le lendemain matin, je trouve Paul assis dans la cuisine, une tasse de café entre les mains.

— On devrait lui dire non cette fois-ci.

Je secoue la tête.

— Et si elle a vraiment besoin ? Si elle n’a plus rien ?

Il pose sa main sur la mienne.

— Claire… On ne peut pas continuer à se sacrifier pour quelqu’un qui ne veut plus de notre aide autrement que financièrement.

Je passe la journée à ressasser ses mots. Je repense à mes propres parents, à leur sévérité parfois injuste mais aussi à leur amour inconditionnel. Ai-je failli quelque part ? Ai-je trop donné ? Pas assez ?

Le soir venu, Sophie rappelle.

— Alors ? Tu as pu faire le virement ?

Cette fois-ci, ma voix tremble :

— Sophie… On ne peut plus continuer comme ça. On t’aime, tu le sais. Mais on voudrait te parler d’autre chose que d’argent…

Un silence glacial s’installe.

— Si c’est comme ça… Je trouverai une autre solution !

Elle raccroche brutalement.

Je m’effondre en larmes. Paul me serre dans ses bras sans rien dire. Camille entre dans la pièce et nous regarde sans comprendre.

Les jours passent sans nouvelles de Sophie. Je dors mal. J’imagine le pire : qu’elle soit seule dans un appartement glacé, qu’elle ait des ennuis dont elle ne veut pas nous parler. Je culpabilise d’avoir dit non. Mais une petite voix en moi me souffle que c’était nécessaire.

Une semaine plus tard, un message arrive :

« Maman… Je suis désolée pour l’autre soir. J’ai trouvé un petit boulot dans un café. Ce n’est pas facile mais je vais essayer de m’en sortir seule. J’espère qu’on pourra se parler bientôt… autrement que pour l’argent. Je t’aime. »

Je relis ces mots encore et encore, les larmes aux yeux. Paul sourit tristement en lisant le message par-dessus mon épaule.

Ce soir-là, je prépare le gratin dauphinois préféré de Sophie. J’allume une bougie sur la table en espérant qu’un jour elle reviendra dîner avec nous comme avant.

Ai-je bien fait de lui dire non ? Est-ce cela être une bonne mère : savoir poser des limites même quand ça fait mal ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?