J’ai accepté d’être une grand-mère à plein temps – et je me suis perdue

— Maman, tu pourrais venir chercher les enfants à l’école aujourd’hui ? J’ai une réunion qui va sûrement déborder…

La voix de ma fille, Claire, résonne dans le combiné. Je regarde l’horloge : il est 15h10. J’ai à peine eu le temps de finir la vaisselle du déjeuner que déjà, la routine recommence. Je soupire, mais je réponds :

— Bien sûr, ma chérie. Je suis là.

Je raccroche. Mon cœur se serre. Depuis que j’ai pris ma retraite de la bibliothèque municipale de Dijon, je pensais enfin avoir du temps pour moi : lire, voyager, peut-être même reprendre la peinture. Mais il y a six mois, Claire et son mari Julien sont venus dîner un dimanche soir. Ils avaient l’air épuisés, les traits tirés par le travail et la parentalité. Ils m’ont demandé si je pouvais garder les enfants « un peu plus souvent ». J’ai dit oui, sans réfléchir. Après tout, n’est-ce pas ce que font les mamans ?

Au début, j’étais heureuse. Les rires d’Emma et Lucas remplissaient l’appartement. Je leur préparais des crêpes, on jouait aux cartes, on allait au parc. Mais très vite, ce « un peu plus souvent » est devenu « tout le temps ». Les semaines se sont enchaînées : matin, midi et soir, je courais entre l’école, la maison et les activités. Mes propres rendez-vous ? Annulés. Mes amis ? Je ne les vois plus. Ma vie ? Disparue.

Un soir, alors que je couche Emma, elle me demande :

— Mamie, pourquoi tu es toujours fatiguée ?

Je souris faiblement.

— Parce que je suis vieille, ma puce.

Mais ce n’est pas vrai. Je ne suis pas vieille. Je suis juste épuisée.

Le lendemain matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Julien entre dans la cuisine sans même un bonjour.

— Il faudrait que tu passes à la pharmacie pour Lucas. Il tousse encore.

Je hoche la tête. Il ne me regarde même pas. Je me sens transparente.

Les jours passent et se ressemblent. Je deviens une ombre dans ma propre maison. Un jour, en rangeant les dessins d’Emma, je tombe sur une feuille où elle a écrit : « Ma mamie c’est la meilleure nounou du monde. » Mon cœur se brise un peu plus.

Un samedi soir, alors que Claire vient récupérer les enfants après un dîner entre amis, elle me lance :

— Tu pourrais garder les petits aussi mardi soir ? On a besoin d’un peu de temps pour nous…

Je sens la colère monter.

— Et moi ? Est-ce que quelqu’un pense à moi ?

Claire me regarde, surprise.

— Mais maman… Tu adores être avec eux !

Je reste sans voix. Est-ce que c’est vrai ? Ou est-ce que c’est ce qu’on attend de moi ?

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à toutes ces années où j’ai mis les autres avant moi : mon mari, mes enfants… Et maintenant mes petits-enfants. Mais qui pense à Françoise ?

Le lendemain matin, j’appelle mon amie Mireille.

— Tu sais, j’ai l’impression d’être devenue une domestique dans ma propre famille.

Elle soupire.

— Tu n’es pas la seule. Ma belle-fille pense que je suis disponible 24h/24…

On parle longtemps. Je réalise que beaucoup de femmes de mon âge vivent la même chose : on nous demande d’être présentes, disponibles, mais jamais on ne nous demande comment on va.

Quelques jours plus tard, alors que je prépare le dîner pour tout le monde (encore), je prends une décision. Ce soir-là, après le repas, j’annonce :

— J’ai besoin de parler.

Claire et Julien lèvent à peine les yeux de leurs téléphones.

— J’ai décidé de partir une semaine en Bretagne avec Mireille. J’ai besoin de temps pour moi.

Un silence gênant s’installe.

— Mais maman… Qui va garder les enfants ?

Je respire profondément.

— Vous trouverez une solution. Je ne suis pas une nounou gratuite. J’ai aussi une vie.

Claire se fâche.

— Tu exagères ! On compte sur toi !

Je sens les larmes monter.

— Justement… Vous comptez sur moi sans jamais me demander si ça me convient encore.

Julien intervient enfin :

— On pensait que ça te faisait plaisir…

Je secoue la tête.

— Ce qui me ferait plaisir, c’est qu’on me remercie parfois. Qu’on me demande comment je vais. Qu’on me laisse du temps pour moi.

Ils restent silencieux. Je monte dans ma chambre et je pleure longtemps.

Le lendemain matin, Claire frappe timidement à ma porte.

— Maman… Je suis désolée. On n’a pas vu à quel point tu t’oubliais pour nous…

Elle me serre dans ses bras. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens entendue.

Aujourd’hui, j’écris ces lignes depuis une petite chambre d’hôtes à Saint-Malo. Le vent sent l’iode et la liberté retrouvée. J’ai repris mes pinceaux ; j’ai même rencontré d’autres femmes qui vivent la même chose que moi.

Je me demande : combien sommes-nous à nous oublier pour nos familles ? À quel moment avons-nous cessé d’exister pour nous-mêmes ? Peut-on vraiment aimer les autres si on ne s’aime plus soi-même ?