Ils Dînent de Délices, Nous Mangeons de la Bouillie : Où Est la Justice ?

— Tu veux encore de la bouillie, Lucie ?

Ma fille hoche la tête sans conviction. Je vois bien qu’elle n’en peut plus de ce repas monotone, mais c’est tout ce que je peux lui offrir ce soir. Je verse une louche supplémentaire dans son bol ébréché. À cet instant, la porte d’entrée claque. Mes beaux-parents, Monique et Gérard, rentrent enfin. Il est presque vingt heures.

— Bonsoir, dis-je en essayant de masquer ma fatigue.

Monique me répond à peine, les bras chargés de sacs Monoprix débordant de victuailles. Gérard me lance un sourire gêné.

— On a mangé dehors, on n’a pas très faim, marmonne-t-il.

Je propose quand même :

— Vous voulez vous asseoir avec nous ?

Mais déjà, ils filent dans leur salon privé, refermant la porte derrière eux. Quelques minutes plus tard, des effluves de poulet rôti et de gratin dauphinois envahissent l’appartement. Je serre les dents. Lucie me regarde avec ses grands yeux tristes.

— Pourquoi ils ne mangent jamais avec nous ?

Je n’ai pas la force de lui expliquer que, depuis que mon mari est parti, la fracture s’est creusée. Monique et Gérard m’ont accueillie chez eux « le temps que ça aille mieux », mais je sens bien que je ne suis qu’une invitée tolérée. Ils vivent dans le confort, moi dans l’attente d’un CDD qui ne vient pas.

Le lendemain matin, je croise Monique dans la cuisine. Elle prépare son café avec sa machine dernier cri.

— Tu sais, Sophie, tu devrais chercher un travail plus stable. On ne peut pas t’héberger indéfiniment.

Je ravale ma fierté.

— J’essaie, Monique. Mais ce n’est pas facile avec deux enfants à charge.

Elle hausse les épaules et retourne à ses tartines beurrées. Je prépare des biscottes pour Lucie et Paul avec le reste du lait en poudre.

À l’école, Paul me demande pourquoi il n’a pas de goûter comme les autres enfants.

— On fera des crêpes ce week-end, je te le promets.

Mais je sais déjà que je n’aurai pas assez d’œufs.

Le soir venu, j’entends Monique et Gérard rire devant la télévision. Ils ont commandé des sushis. L’odeur me donne la nausée. Je me réfugie dans notre petite chambre avec les enfants. Lucie dessine en silence ; Paul s’endort sans un mot.

Je repense à mon ancienne vie avec Antoine. Avant qu’il ne parte pour une autre femme, avant que je ne doive supplier ses parents de nous héberger. Je me sens humiliée chaque jour un peu plus. Je fais tout pour ne pas craquer devant les enfants.

Un dimanche midi, alors que je prépare une soupe claire pour nous trois, Monique entre dans la cuisine.

— On reçoit des amis ce midi. Il vaudrait mieux que vous restiez dans votre chambre.

Je sens la colère monter.

— Vous pourriez au moins nous inviter à table !

Elle me regarde comme si j’étais folle.

— Sophie, ce sont des amis de longue date… Ce n’est pas approprié.

Je claque la porte derrière moi. Paul pleure en silence. Lucie serre ma main.

— Maman, pourquoi ils ne nous aiment pas ?

Je n’ai pas de réponse. Je me sens invisible dans cette maison qui n’est pas la mienne. Le soir même, j’appelle ma sœur Claire à Bordeaux.

— Je n’en peux plus… Ils vivent dans l’abondance et nous traitent comme des parasites !

Elle soupire :

— Viens chez moi si tu veux… Ce sera serré mais au moins tu seras chez toi.

Je raccroche en pleurant. Mais comment partir sans travail ? Sans argent ?

Quelques jours plus tard, Monique frappe à notre porte.

— Sophie, il faut qu’on parle. Gérard et moi pensons qu’il serait temps que tu envisages une autre solution…

Je comprends qu’ils veulent se débarrasser de nous. Je me sens trahie par ceux qui étaient censés être ma famille.

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je regarde mes enfants dormir et je me demande comment leur offrir une vie meilleure. Pourquoi certains dînent-ils de délices pendant que d’autres se contentent de bouillie ? Où est la justice ?

Est-ce vraiment ça, la solidarité familiale en France aujourd’hui ? Est-ce que vous auriez agi différemment à leur place ?