« Pourquoi mon fils ne vient plus ? » : Chronique d’une mère déchirée

« Tu sais très bien pourquoi il ne viendra pas, Françoise. » La voix de mon mari, Bernard, résonne dans la cuisine, sèche, fatiguée. Je serre la nappe entre mes doigts, le regard perdu sur les assiettes vides. C’est dimanche, il est midi passé, et la chaise de Julien reste vide. Encore une fois.

Je me souviens du temps où il courait dans le jardin, où il riait aux éclats en jouant avec sa sœur, Claire. Aujourd’hui, tout cela me semble appartenir à une autre vie. Depuis qu’il a épousé Camille, tout a changé. Elle n’aime pas notre maison, elle trouve la campagne « trop loin », « trop vieille France ». Elle dit qu’on attend toujours quelque chose d’eux, que si Julien prend un week-end de libre, il doit le consacrer à « sa famille » — c’est-à-dire elle et leurs deux enfants.

La première fois qu’elle a refusé de venir, j’ai cru à une excuse passagère : « Les petits sont malades », « On a trop de travail ». Mais les années ont passé et les prétextes se sont accumulés. Aujourd’hui, c’est devenu la norme. Julien ne vient plus. Il m’appelle parfois, en coup de vent :

— Salut Maman, ça va ?
— Oui… Et vous ? Les enfants ?
— Tout va bien. On est débordés… Camille a eu une grosse semaine.

Toujours Camille. Toujours cette distance polie, cette barrière invisible mais infranchissable.

Bernard ne dit rien, mais je sens sa colère sourde. Il n’a jamais accepté que notre fils se laisse ainsi « mener par le bout du nez ». Moi, j’oscille entre la tristesse et la culpabilité. Est-ce moi qui ai tout gâché ?

Je me souviens de ce Noël où tout a basculé. Camille avait refusé de goûter à ma bûche maison sous prétexte qu’elle était « trop sucrée ». Julien avait tenté de détendre l’atmosphère :

— Allez Camille, c’est la tradition chez mes parents !
— Je ne suis pas obligée d’aimer toutes les traditions françaises, avait-elle répliqué sèchement.

Depuis ce jour-là, chaque fête familiale est devenue un champ de mines. Claire essaie parfois d’arranger les choses :

— Maman, tu devrais laisser un peu de place à Camille. Elle se sent jugée ici.
— Mais je n’ai jamais rien dit !
— Justement… Tu dis tout avec tes silences.

Je n’ai jamais su comment lui répondre. Comment expliquer ce sentiment d’être dépossédée de mon propre fils ?

L’été dernier, j’ai tenté une dernière fois :

— Julien, tu pourrais venir passer une journée avec nous ? Juste toi…
— Tu sais bien que Camille n’aime pas quand je pars sans elle…

J’ai senti sa voix trembler. Il n’était plus le petit garçon qui courait dans le jardin. Il était devenu un homme partagé entre deux mondes.

Les voisins me disent souvent :

— Vous avez de la chance d’avoir des petits-enfants !

Mais je ne les vois presque jamais. Les photos envoyées par WhatsApp ne remplacent pas les bras d’une grand-mère.

Parfois, je me demande si tout cela est inévitable. Est-ce le destin des familles modernes ? Les enfants s’éloignent, happés par leur vie professionnelle, leur couple… Mais pourquoi tant de froideur ? Pourquoi tant de non-dits ?

Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre les carreaux, j’ai craqué. J’ai appelé Julien :

— Tu me manques, tu sais…
Un silence gênant.
— Je sais Maman… Mais c’est compliqué avec Camille. Elle pense que vous nous jugez tout le temps.
— Mais enfin… On veut juste vous voir !
— Je sais… Mais elle ne se sent pas à l’aise ici. Elle trouve que vous attendez toujours quelque chose de nous.

J’ai raccroché en larmes. Bernard m’a prise dans ses bras sans un mot.

Aujourd’hui encore, je dresse la table pour quatre alors que nous ne sommes que deux. J’espère toujours entendre la voiture de Julien dans l’allée. J’espère toujours que Camille acceptera un jour de franchir notre porte sans méfiance ni reproche.

Mais au fond de moi, je sens que quelque chose s’est brisé. Peut-être n’ai-je pas su accueillir cette femme différente. Peut-être ai-je trop attendu de mon fils.

Et vous, dites-moi… Est-ce que j’aurais dû agir autrement ? Est-ce vraiment ma faute si mon fils ne vient plus ?