Le numéro oublié : quand le passé frappe à la porte

« Allô ? » Ma voix tremble, hésitante, alors que je serre le combiné du téléphone contre mon oreille. Le silence de l’appartement me pèse, chaque tic-tac de l’horloge résonne comme un rappel de ma folie. Pourquoi ai-je composé ce numéro, retrouvé au hasard d’un vieux calendrier des années 90 ? J’aurais dû le jeter avec les souvenirs poussiéreux de ma jeunesse. Mais voilà, j’ai cédé à la tentation.

« C’est… c’est Paul ? »

Un souffle à l’autre bout du fil. Puis sa voix, grave, familière malgré les années : « Sophie ? Je pensais justement à toi. »

Je reste muette. Est-ce un rêve ? Un mauvais tour du destin ? Trente ans se sont écoulés depuis la dernière fois que j’ai entendu son prénom murmuré dans la chaleur d’un été à La Rochelle. Trente ans depuis que j’ai refermé la boîte de mon adolescence, y enfermant nos promesses, nos rires, et ce baiser volé sous la pluie.

« Tu es là ? » insiste-t-il doucement.

Je ravale mes larmes. « Oui… Je suis là. »

La conversation s’engage, maladroite d’abord, puis les mots coulent comme un torrent libéré. Paul me raconte sa vie à Bordeaux, son divorce difficile, sa fille Camille qui ne lui parle plus. Je lui avoue mon mariage avec François, mes deux garçons déjà grands, et ce sentiment d’étouffer dans une routine sans saveur.

« Pourquoi tu m’as appelée ? » demande-t-il soudain.

Je ris nerveusement. « Je ne sais pas… Peut-être pour vérifier que tu existes encore. Que je n’ai pas tout inventé. »

Il y a un silence chargé de souvenirs. Puis il souffle : « On ne s’est jamais vraiment quittés, tu sais. »

Cette phrase me transperce. Je raccroche en prétextant une urgence, mais toute la nuit, je repasse notre échange en boucle. Le lendemain, je retrouve la boîte à souvenirs cachée au fond du placard : des lettres jaunies, des photos de nous sur la plage de Châtelaillon, une mèche de cheveux nouée d’un ruban bleu.

François remarque mon trouble. « Tout va bien ? »

Je mens : « Juste un peu fatiguée. »

Mais il n’est pas dupe. Depuis des années déjà, nous vivons côte à côte comme deux étrangers polis. Nos conversations se limitent aux courses, aux factures, aux enfants. L’amour s’est dissous dans le quotidien.

Quelques jours plus tard, Paul me propose de nous revoir. « Un café à mi-chemin ? À Angoulême ? Juste pour parler… »

J’hésite. Je culpabilise. Mais l’envie est plus forte que la raison. Je prétexte une réunion professionnelle et prends le train.

Quand je le vois sur le quai, mon cœur s’emballe comme à vingt ans. Il a vieilli, bien sûr – des rides au coin des yeux, des cheveux grisonnants – mais son sourire est intact.

« Tu es toujours aussi belle, Sophie. »

Je rougis comme une adolescente. Nous marchons longtemps dans les ruelles pavées, évoquant nos souvenirs et nos regrets. Il me confie sa solitude depuis le départ de Camille : « Elle ne me pardonne pas d’être parti… Je me sens coupable chaque jour. »

Je lui parle de François, de notre mariage qui s’effrite : « On ne se dispute même plus… On s’ignore. Je ne sais plus qui je suis à côté de lui. »

Paul pose sa main sur la mienne : « On a encore le droit d’être heureux, tu crois ? Même à notre âge ? »

Je n’ai pas de réponse.

Le soir tombe sur Angoulême et il faut rentrer. Dans le train du retour, je regarde défiler la campagne charentaise et je sens monter en moi une colère sourde : contre le temps qui passe, contre les choix que l’on fait par peur ou par devoir.

À la maison, François m’attend dans la cuisine. Il a deviné.

« C’était qui ? » demande-t-il sans lever les yeux de son journal.

Je prends une grande inspiration : « Un ami d’avant… J’avais besoin de parler à quelqu’un qui me connaît vraiment. »

Il soupire : « Et moi alors ? Je ne compte plus ? »

Je sens les larmes monter : « Je ne sais plus comment te parler… On fait semblant depuis trop longtemps. Tu ne vois pas que je meurs à petit feu ici ? »

Il se lève brusquement : « Tu veux partir ? Vas-y ! Mais pense aux enfants ! Pense à tout ce qu’on a construit ! »

Je claque la porte et sors dans la nuit glaciale. Les lumières de la ville me semblent irréelles. Je marche sans but jusqu’à l’aube.

Les jours suivants sont un enfer silencieux. François m’évite, les garçons sentent la tension mais n’osent rien dire. Paul m’envoie des messages discrets : « Je pense à toi… Prends soin de toi… Je suis là si tu veux parler… »

Un soir, Camille débarque chez moi sans prévenir. Elle a appris par hasard que son père m’a revue.

« Vous croyez quoi ? Que vous pouvez tout recommencer comme si rien n’avait existé entre vous ? Vous allez encore tout casser autour de vous ? »

Sa colère me bouleverse. Je tente de lui expliquer que rien n’est simple, que la vie n’est pas un conte de fées.

« Vous êtes tous les mêmes ! Vous fuyez quand ça devient difficile ! » crie-t-elle avant de claquer la porte.

Je m’effondre sur le canapé, épuisée par tant de douleur accumulée.

Les semaines passent. François et moi décidons finalement de nous séparer – sans cris ni drame, juste un constat d’échec partagé. Les enfants réagissent chacun à leur manière : Antoine se replie sur ses études ; Lucas m’en veut en silence.

Paul et moi nous revoyons parfois, mais rien n’est simple : il culpabilise pour Camille ; je doute de tout ce que je ressens.

Un matin d’avril, alors que je range enfin la boîte à souvenirs pour de bon, je me demande : ai-je eu raison de rouvrir cette porte sur le passé ? Peut-on vraiment recommencer sa vie à cinquante ans sans blesser ceux qu’on aime ? Ou bien faut-il accepter que certains chapitres doivent rester fermés pour toujours ?

Et vous… auriez-vous eu le courage d’appeler ce numéro oublié ?