Mon fils est revenu vivre chez moi : quand la maison devient le théâtre de nos blessures
— Paul, tu pourrais au moins ranger tes affaires dans ta chambre ! Ce n’est plus possible, je ne retrouve même plus mes clés dans l’entrée !
Ma voix tremble, oscillant entre la colère et la lassitude. Je me tiens au milieu du salon, entourée de cartons éventrés, de vêtements jetés sur le canapé, de piles de dossiers administratifs qui ne sont pas les miens. Paul, mon fils de trente-deux ans, lève à peine les yeux de son téléphone. Il soupire, agacé :
— Maman, j’ai pas la tête à ça. Tu sais très bien que je traverse une période difficile.
Bien sûr que je le sais. Depuis qu’il a claqué la porte de son appartement à Lyon après son divorce avec Camille, il est revenu s’installer ici, dans notre petite maison de Villeurbanne. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est que sa douleur viendrait s’étaler partout : sur le tapis du salon, dans la cuisine où s’accumulent les tasses sales, jusque dans mon sommeil troublé par ses allées et venues nocturnes.
Je me souviens encore du jour où il est arrivé, les bras chargés de valises et le regard vide. J’ai cru bien faire en lui ouvrant grand la porte. Après tout, n’est-ce pas le rôle d’une mère d’accueillir son enfant blessé ? Mais aujourd’hui, je me demande si je ne l’ai pas enfermé dans une prison dorée, où il se complaît dans l’inaction et la nostalgie.
Les jours passent et se ressemblent. Paul ne sort presque plus. Il passe ses journées à regarder des séries ou à jouer à la console. Parfois, il reçoit des amis — toujours les mêmes — qui rient trop fort et laissent derrière eux des canettes vides et des miettes sur la table basse. Je me sens étrangère dans ma propre maison.
Un soir, alors que je tente de préparer le dîner au milieu du désordre, je craque :
— Paul, tu ne peux pas continuer comme ça ! Tu dois te reprendre en main. Ce n’est pas en fuyant la réalité que tu vas t’en sortir.
Il me regarde avec une tristesse infinie :
— Tu crois que je ne le sais pas ? Mais j’ai tout perdu… Camille, mon boulot… Je ne sais même plus qui je suis.
Je m’assois en face de lui, désemparée. Je voudrais le secouer, lui dire que la vie continue, qu’il doit se battre. Mais je vois bien qu’il est au bord du gouffre. Et moi aussi, je commence à m’y pencher dangereusement.
Les tensions montent. Un matin, je découvre que mes papiers importants ont disparu sous une pile de ses affaires. Je hurle son nom. Il descend en traînant les pieds.
— Tu pourrais faire attention ! Ce n’est pas un squat ici !
Il explose :
— Si ça te dérange tant que ça, je peux partir !
Un silence glacial s’installe. Je voudrais lui dire que ce n’est pas ce que je veux, mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Le lendemain, ma sœur Françoise passe prendre un café. Elle observe le chaos autour de nous et me glisse à voix basse :
— Tu dois poser des limites, Marie. Sinon tu vas y laisser ta santé.
Elle a raison. Mais comment poser des limites sans briser ce qu’il reste de notre lien ?
Je décide d’agir. Le soir même, j’attends que Paul soit calmé pour lui parler.
— Paul, écoute-moi… Je t’aime et je veux t’aider. Mais tu dois aussi faire un effort pour toi-même. On ne peut pas continuer comme ça. Je te propose qu’on établisse quelques règles : chacun range ses affaires, on partage les tâches ménagères… Et surtout, il faut que tu commences à chercher un nouveau logement.
Il baisse la tête. Je vois une larme couler sur sa joue.
— J’ai peur d’être seul…
Je prends sa main dans la mienne.
— Tu n’es pas seul. Mais rester ici indéfiniment ne t’aidera pas à avancer.
Les semaines suivantes sont difficiles. Parfois il rechute, parfois il fait des efforts. Nous nous disputons encore, mais nous arrivons aussi à parler vraiment. Petit à petit, il trie ses affaires, range sa chambre. Il accepte l’aide d’un conseiller pour retrouver un emploi et commence à visiter des studios.
Un matin d’avril, il m’annonce qu’il a trouvé un petit appartement à Croix-Rousse.
— Je vais essayer… Merci maman.
Le jour du déménagement, la maison retrouve enfin son calme. Mais elle me semble soudain trop grande et trop silencieuse. Je m’assois sur le canapé enfin dégagé et regarde autour de moi.
Ai-je bien fait ? Aurais-je pu l’aider autrement ? Est-ce cela être mère : savoir quand ouvrir la porte… et quand la refermer doucement ?