La dernière lettre de Camille à Thomas
— « Camille, réveille-toi ! C’est Thomas… Il… il est mort ! »
La voix de ma mère, brisée, me transperce le cœur. Il est trois heures du matin, la lumière blafarde du couloir éclaire son visage ravagé. Je me lève d’un bond, incrédule. Mon frère, Thomas Lefèvre, vingt-deux ans, mon petit frère au sourire insolent, n’est plus. Un contrôle de police qui a mal tourné, disent-ils. Un « accident ». Mais je connais Thomas : il n’aurait jamais résisté. Il avait peur de tout, sauf de l’injustice.
Je me souviens de notre dernière conversation, deux jours plus tôt. Il m’avait dit :
— « Tu sais, Cam’, parfois j’ai l’impression qu’on n’a pas notre place ici. »
Je lui avais répondu en riant :
— « Arrête tes bêtises, t’es né à Lyon comme moi ! »
Mais il avait détourné les yeux, inquiet.
Le lendemain matin, la maison est envahie par les voisins, les amis, la famille. Ma mère ne parle plus. Mon père serre les poings, le regard vide. Je prends son téléphone : des messages de journalistes, des appels inconnus. Je lis le communiqué de la police : « Un jeune homme a été abattu lors d’un contrôle routier après avoir refusé d’obtempérer. » Mensonge. Thomas n’aurait jamais fui.
Je décide d’aller voir Julie, sa petite amie. Elle habite à deux rues de chez nous. Elle m’ouvre la porte en larmes.
— « Camille… ils l’ont tué… Pourquoi ? »
Je n’ai pas de réponse. Nous nous serrons dans les bras, incapables de parler.
Les jours suivants sont un cauchemar éveillé. Les réseaux sociaux s’enflamment : #JusticePourThomas. Certains nous soutiennent, d’autres accusent Thomas d’être un délinquant. Je lis tout, je m’épuise à répondre. Mon père me supplie d’arrêter :
— « Ça ne ramènera pas ton frère… »
Mais je ne peux pas me taire.
L’enterrement a lieu sous une pluie battante. La foule est immense. Des amis d’enfance, des voisins, des inconnus venus manifester leur soutien. La police est là aussi, à distance. Je sens la colère monter en moi.
Après la cérémonie, je rentre chez moi et j’ouvre le carnet de Thomas. Il écrivait souvent ses pensées. Sur la dernière page, il avait noté :
« Un jour, on comprendra que la peur ne justifie pas tout. »
Je relis cette phrase en boucle.
Quelques semaines plus tard, une manifestation est organisée place Bellecour. J’y vais avec Julie et mon cousin Adrien. Nous brandissons des pancartes : « Justice pour Thomas », « Stop à l’impunité ». La tension est palpable. Des CRS nous surveillent du regard. Une femme s’approche de moi :
— « Vous êtes la sœur de Thomas ? »
J’acquiesce.
— « Mon fils aussi a été victime… On ne doit pas se taire. »
Ses mots me réconfortent et m’effraient à la fois.
À la maison, les disputes éclatent entre mes parents. Ma mère veut porter plainte contre l’État ; mon père veut tourner la page pour protéger le reste de la famille.
— « Tu crois que ça va changer quelque chose ? Ils sont tous protégés ! » crie-t-il un soir.
— « Et alors ? On doit se battre pour Thomas ! » répond ma mère.
Je reste silencieuse, partagée entre leur douleur et ma propre rage.
Un soir, je reçois un appel anonyme :
— « Arrêtez vos histoires ou vous aurez des problèmes… »
Je raccroche en tremblant. La peur s’installe dans notre quotidien.
Malgré tout, je continue à chercher la vérité. Avec Julie et Adrien, nous contactons une association d’aide aux victimes de violences policières. Ils nous conseillent un avocat : Maître Dubois. Il accepte de prendre notre dossier.
— « Ce sera long et difficile », prévient-il lors du premier rendez-vous.
Mais je sens que je n’ai plus le choix.
Les mois passent. L’enquête piétine. Les policiers impliqués sont suspendus mais pas inquiétés. Les médias se lassent peu à peu du sujet. À chaque fois que je croise un uniforme dans la rue, mon cœur s’accélère.
Un soir d’automne, alors que je rentre du travail, je croise le regard d’un jeune homme qui ressemble à Thomas. Je m’arrête net, bouleversée par cette ressemblance fugace. Je réalise que je ne pourrai jamais faire mon deuil tant que justice ne sera pas rendue.
À Noël, la famille se réunit autour d’une table silencieuse. Le siège de Thomas reste vide. Ma mère pose une assiette devant lui malgré tout. Mon père détourne les yeux.
Un an après sa mort, le procès a enfin lieu. Je prends la parole devant le tribunal :
— « Mon frère n’était pas un criminel. Il voulait juste vivre librement dans son pays. Aujourd’hui, c’est notre confiance dans la justice qui est en jeu… »
Je sens les larmes couler sur mes joues mais je continue :
— « Combien faudra-t-il encore de Thomas avant que les choses changent ? »
Le verdict tombe : non-lieu pour les policiers. Ma mère s’effondre ; mon père serre les dents ; moi, je sens une rage froide m’envahir.
Aujourd’hui encore, chaque matin en passant devant sa chambre vide, je me demande : comment continuer à vivre dans un pays où la justice semble avoir oublié certains de ses enfants ? Est-ce que notre combat servira un jour à quelque chose ?