Le Poids du Verre : Lâcher Prise ou S’effondrer ?
« Tu vas rester plantée là toute la soirée avec ton verre d’eau ? » La voix de mon père résonne dans la petite cuisine de notre appartement à Nantes. Je serre le verre entre mes doigts, sentant la fraîcheur du liquide contre ma paume, mais surtout le poids qui semble augmenter à chaque seconde.
Je ne réponds pas. Je regarde l’eau, fascinée par la simplicité de ce geste : tenir un verre. Mais ce soir, il me semble aussi lourd qu’un rocher. Mon père soupire, s’approche, et d’un ton sec ajoute : « Tu pourrais au moins faire quelque chose d’utile. »
Je voudrais lui crier que je fais de mon mieux, que je me bats chaque jour contre cette fatigue qui me colle à la peau, contre cette peur de l’avenir qui me ronge. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Depuis que j’ai perdu mon CDD à la librairie du centre-ville, il ne voit en moi qu’un poids mort à la maison.
Ma mère, elle, évite le conflit. Elle s’affaire dans le salon, feignant de ne rien entendre. Mon petit frère Paul, lui, joue à la console avec ses écouteurs vissés sur les oreilles. Je suis seule avec mon verre d’eau et mes pensées.
Je repense à cette phrase entendue lors d’un atelier de gestion du stress : « Ce n’est pas le poids du verre qui compte, mais combien de temps tu le tiens. » Je ferme les yeux. Depuis combien de temps je porte ce verre ? Depuis combien de temps je porte mes échecs, mes peurs, mes regrets ?
Soudain, la voix de mon père claque comme un fouet : « Tu comptes rester sans rien faire toute ta vie ? »
Je sursaute, renverse un peu d’eau sur le carrelage. Il secoue la tête, dégoûté : « Incapable… »
Je voudrais disparaître. Je voudrais que ce verre explose en mille morceaux pour que tout s’arrête enfin. Mais au lieu de ça, je m’assois lentement à la table et pose le verre devant moi. Mes mains tremblent.
La nuit tombe sur Nantes. Les bruits de la ville montent jusqu’à notre fenêtre entrouverte : des rires, des klaxons, la vie qui continue dehors alors que chez nous tout semble figé. Je pense à mes amis qui avancent dans leurs études ou leur travail, alors que moi je stagne.
Le lendemain matin, je me réveille avec la même boule au ventre. Ma mère me glisse un café sur la table sans un mot. Mon père est déjà parti travailler à l’usine. Paul dort encore. Je regarde le verre d’eau resté là depuis la veille. Il est tiède maintenant, presque vide.
Je décide de sortir prendre l’air. Sur le quai de la Loire, je croise Camille, une ancienne camarade de fac. Elle me sourit : « Ça va ? »
Je mens : « Oui, ça va. »
Mais elle insiste : « Tu as l’air fatiguée… Tu veux en parler ? »
On s’assoit sur un banc. Je lui raconte tout : le boulot perdu, les disputes à la maison, cette sensation d’être inutile. Elle m’écoute sans juger.
« Tu sais, » dit-elle doucement, « parfois il faut juste poser le verre. »
Je ris nerveusement : « Facile à dire… »
Elle pose sa main sur mon épaule : « Non, vraiment. Tu n’es pas obligée de tout porter seule. Parle-en à ta mère, demande de l’aide… Et surtout, pardonne-toi tes échecs. »
Ses mots me touchent plus que je ne veux l’admettre. Sur le chemin du retour, je repense à cette idée : poser le verre.
Le soir venu, alors que mon père rentre et commence déjà à râler sur le désordre dans l’entrée, je prends une grande inspiration.
« Papa… »
Il se tourne vers moi, surpris par ma voix ferme.
« J’ai besoin qu’on parle », dis-je en fixant ses yeux fatigués.
Il soupire mais s’assoit en face de moi.
« Je sais que tu es déçu… Mais je fais ce que je peux. J’ai besoin d’aide pour avancer… Pas qu’on me rabaisse tout le temps. »
Un silence lourd s’installe. Ma mère entre dans la pièce et s’assied aussi.
Mon père détourne les yeux mais sa voix tremble un peu : « Je veux juste que tu t’en sortes… »
« J’essaie », dis-je simplement.
Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, on parle vraiment. Pas de reproches, pas de cris — juste des mots maladroits mais sincères.
Je me couche épuisée mais soulagée d’avoir posé un peu du poids que je portais seule.
Les jours suivants ne sont pas magiques : il y a encore des tensions, des doutes, des moments où j’ai envie de tout lâcher. Mais petit à petit, je comprends que je ne suis pas obligée de tenir ce verre indéfiniment.
Un matin, alors que je prépare le petit-déjeuner pour Paul avant qu’il parte au lycée, il me lance timidement : « Tu sais… t’es pas nulle comme il dit papa… Moi j’aime bien quand t’es là. »
Je souris malgré les larmes qui montent.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de reprendre ce verre d’eau — mes peurs et mes soucis — mais j’apprends à le reposer avant qu’il ne devienne trop lourd.
Alors dites-moi… Et vous ? Depuis combien de temps portez-vous votre propre verre ? N’est-il pas temps de le poser un instant ?