Je n’en peux plus : Où puis-je placer mon père sans trahir ma famille ?

— Camille, tu peux venir ? J’ai encore renversé mon café…

La voix de mon père résonne dans le couloir, tremblante, fatiguée. Je serre les poings. Il est 6h45 du matin, je n’ai dormi que trois heures. Je me lève, titube jusqu’à la cuisine, et je découvre la scène : la tasse brisée, le liquide brun qui coule lentement sur le carrelage, et mon père, assis sur sa chaise, les yeux embués de honte. Je m’accroupis pour nettoyer, sans un mot. Je sens la colère monter, mais je ravale mes larmes.

Je suis Camille, 38 ans, la petite dernière. Mon frère aîné, Laurent, vit à Lyon et ne vient que pour les fêtes. Ma sœur, Sophie, habite à Nantes et m’appelle une fois par semaine pour « prendre des nouvelles ». Depuis que maman est partie il y a deux ans, c’est moi qui ai tout pris en charge. Papa a 84 ans. Il a toujours été solide comme un roc, mais depuis son AVC l’an dernier, il n’est plus le même. Il oublie des mots, se perd dans l’appartement, ne sait plus se servir du micro-ondes. Il a besoin de moi pour tout.

Au début, j’ai cru que je pourrais gérer. J’ai pris un congé de proche aidant, pensant que ce serait temporaire. Mais les semaines sont devenues des mois. Mon travail m’attendait, mais j’ai dû démissionner. Mes amis se sont éloignés ; ils ne comprennent pas pourquoi je me sacrifie ainsi. Même mon compagnon, Thomas, a fini par partir : « Tu n’es plus la même, Camille. Tu ne vis plus que pour lui. »

Ce matin-là, alors que je ramasse les morceaux de porcelaine, mon père me regarde avec des yeux d’enfant :
— Je suis désolé… Je ne voulais pas…
— Ce n’est rien, papa.
Mais au fond de moi, tout hurle : ce n’est pas rien ! Je n’en peux plus !

À midi, Laurent appelle.
— Salut Cam’, comment va papa ?
Je retiens un soupir.
— Comme d’habitude… Il a encore fait tomber son café ce matin.
— Tu devrais penser à une maison spécialisée. Tu ne vas pas tenir comme ça éternellement.
— Facile à dire quand on n’est pas là !
Un silence gênant s’installe.
— Je sais… Mais tu dois penser à toi aussi.

Sophie m’envoie un SMS : « Courage ma belle. On t’aime fort. » Mais elle ne propose jamais de venir prendre le relais.

L’après-midi, je sors papa sur le balcon. Il regarde les toits de Paris avec nostalgie.
— Tu te souviens quand on allait au marché le dimanche ?
Je hoche la tête. Je me souviens surtout de la fatigue qui me ronge chaque jour un peu plus.

Le soir venu, je m’effondre sur le canapé. Je tape sur Google : « maison de retraite Paris prix ». Les chiffres me donnent le vertige. 2 500 euros par mois ?! Même en vendant la voiture de papa et en touchant son maigre retraite d’ancien instituteur, il manquera toujours quelque chose. Et puis…

Et puis il y a la culpabilité. Placer son père en maison de retraite ? C’est comme l’abandonner. Je repense à toutes ces promesses murmurées à l’oreille de maman sur son lit d’hôpital : « Je m’occuperai de lui… »

Quelques jours plus tard, Sophie débarque à l’improviste.
— Camille… On doit parler.
Nous nous enfermons dans la cuisine.
— Tu vas craquer si tu continues comme ça ! Tu as maigri, tu ne dors plus… Papa ne voudrait pas ça pour toi.
Je fonds en larmes.
— Mais si on le place… Il va croire qu’on ne l’aime plus !
Sophie me prend la main.
— On l’aime assez pour lui offrir des soins adaptés. Et toi aussi tu as le droit d’exister.

Le lendemain, nous visitons une maison médicalisée à Montrouge. L’odeur de désinfectant me prend à la gorge. Une infirmière souriante nous accueille :
— Ici, nous faisons tout pour préserver l’autonomie des résidents.
Papa regarde autour de lui avec méfiance.
— Je veux rentrer à la maison…
Je sens mon cœur se briser.

Le soir même, Laurent propose une réunion familiale en visio.
— On partage les frais à trois. Camille a fait assez.
Pour la première fois depuis longtemps, je me sens soutenue.

Une semaine plus tard, papa entre dans sa nouvelle chambre. Il pleure doucement en serrant ma main.
— Tu reviendras me voir ?
Ma gorge se noue.
— Bien sûr papa… aussi souvent que possible.

En rentrant chez moi ce soir-là, je m’effondre sur mon lit vide. J’ai l’impression d’avoir trahi ma famille et soulagé mon âme en même temps. Est-ce qu’on a le droit d’abandonner ceux qu’on aime pour survivre soi-même ? Est-ce que d’autres vivent ce dilemme en silence ?