À cinquante-deux ans, j’ai osé tout recommencer : une soirée, une vie bouleversée
— Tu es sérieuse, maman ? Tu vas vraiment sortir avec ce type que tu n’as pas vu depuis trente ans ?
La voix de ma fille, Camille, résonne dans l’entrée, tranchante comme une lame. Je me regarde dans le miroir, la main tremblante sur la poignée de mon sac. Mon cœur bat trop vite. Je me sens ridicule dans cette robe bleu nuit que je n’ai pas portée depuis des lustres. Mais ce soir, je veux croire que tout est encore possible.
— Camille, c’est juste un dîner. On était amis au lycée, tu te souviens ?
Elle lève les yeux au ciel, croise les bras sur sa poitrine. — Tu ne le connais plus. Il pourrait être n’importe qui !
Je souris faiblement. Elle ne sait pas à quel point elle a raison. Moi non plus, je ne me reconnais plus depuis quelque temps. Depuis que la solitude s’est installée dans mon appartement de Montrouge, depuis que son père est parti refaire sa vie avec une femme plus jeune, depuis que Camille a quitté la maison pour ses études à Lyon. Je me suis retrouvée face à moi-même, et je n’aimais pas ce que je voyais : une femme effacée, fatiguée, qui a oublié ses rêves.
Mais ce matin-là, un message inattendu sur Facebook : « Salut Françoise, c’est Philippe. Tu te souviens de moi ? J’ai retrouvé une vieille photo de classe… »
Philippe. Le garçon discret du fond de la classe, celui qui me faisait rire avec ses imitations de nos profs. On s’est écrit toute la journée, comme si le temps n’avait pas passé. Il m’a proposé un dîner. J’ai hésité. Puis j’ai dit oui.
Maintenant, devant la porte, je sens le poids du regard de Camille. — Tu fais ce que tu veux, mais ne viens pas pleurer si tu es déçue.
Je ferme la porte derrière moi avant qu’elle voie mes mains trembler.
Le restaurant est petit, chaleureux, rue Daguerre. Philippe est déjà là. Il s’est levé en me voyant entrer, un sourire timide aux lèvres. Il a vieilli, bien sûr — cheveux gris, rides autour des yeux — mais son regard est resté le même : doux, attentif.
— Françoise… Tu n’as pas changé.
Je ris nerveusement. — Toi non plus… Enfin, presque !
On s’installe. Les mots viennent facilement. On parle du passé — les profs fous, les fêtes improvisées dans les caves de nos parents — puis du présent : son divorce douloureux, ses enfants qui ne lui parlent plus beaucoup, sa peur de vieillir seul. Je me reconnais dans ses silences.
— Tu sais, dit-il en jouant avec son verre de vin, parfois j’ai l’impression d’être transparent. Comme si la vie continuait sans moi.
Je baisse les yeux. — Moi aussi.
Il pose sa main sur la mienne. Un geste simple, mais qui me bouleverse.
— On n’est pas obligés d’accepter ça.
Le repas se termine trop vite. Dehors, il pleut doucement sur Paris. Philippe me propose de marcher un peu. On longe le parc Montsouris sous les lampadaires jaunes. Il me raconte ses rêves d’adolescent jamais réalisés : voyager en Italie, apprendre à jouer du piano…
— Et toi ? Tu as encore des rêves ?
La question me frappe en plein cœur. J’ai envie de répondre non. Mais soudain je pense à tout ce que j’ai laissé de côté : écrire un livre, reprendre la danse, tomber amoureuse sans avoir peur du ridicule…
— Peut-être bien que oui.
Il rit doucement. — Alors il n’est jamais trop tard.
On s’arrête sous un arbre pour s’abriter de la pluie. Il me regarde longtemps.
— Françoise… Est-ce que je peux t’embrasser ?
Je ferme les yeux. Je sens ses lèvres sur les miennes, tendres et maladroites comme un premier baiser d’adolescent.
Quand je rentre chez moi, il est presque minuit. Camille m’attend dans le salon, inquiète et furieuse à la fois.
— Tu étais où ? J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose !
Je m’assois à côté d’elle. Je sens encore le parfum de Philippe sur ma peau.
— Camille… Je crois que j’ai besoin de changer de vie.
Elle me regarde comme si je venais de Mars.
— Tu plaisantes ? À ton âge ?
Je souris tristement.
— Justement… À mon âge.
Les jours suivants sont tendus à la maison. Camille ne me parle presque plus. Elle m’observe du coin de l’œil quand je ris en lisant un message de Philippe ou quand je mets du rouge à lèvres avant de sortir.
Un soir, elle explose :
— Tu crois vraiment que tu peux recommencer ta vie maintenant ? Que tu vas trouver le bonheur avec un homme que tu connais à peine ? Papa t’a laissée tomber et tu fais comme si tout allait bien !
Ses mots sont des gifles. Je voudrais lui dire qu’elle ne comprend pas ce vide qui m’habite depuis des années ; qu’on ne se réveille pas un matin en décidant d’être heureuse ; qu’il faut du courage pour oser aimer à nouveau quand on a été trahie et oubliée.
Mais je me tais. Je la laisse pleurer dans sa chambre pendant que j’écris à Philippe : « Est-ce qu’on peut se voir demain ? »
Les semaines passent. Philippe et moi nous voyons souvent : cinéma d’art et essai à Montparnasse, balades au marché de Vanves le dimanche matin, crêpes improvisées chez lui où il tente maladroitement de jouer « La Vie en rose » au piano pour me faire rire.
Peu à peu, je retrouve des couleurs. Je reprends la danse dans une petite association du quartier ; j’achète un carnet pour écrire mes souvenirs ; je ris plus fort et plus souvent.
Mais Camille reste distante. Un soir d’automne, elle rentre plus tôt que prévu et me trouve enlacée avec Philippe sur le canapé.
— C’est donc ça ta nouvelle vie ? Tu fais comme si rien n’avait changé alors que tout s’écroule autour de nous !
Je sens sa colère mais aussi sa peur : peur que je l’abandonne elle aussi ; peur que je sois blessée à nouveau ; peur de ne plus reconnaître sa mère.
Je m’approche d’elle doucement.
— Camille… Je t’aime plus que tout au monde. Mais j’ai aussi besoin d’exister pour moi-même.
Elle détourne les yeux mais je vois ses larmes couler.
Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à ma propre mère qui s’est sacrifiée toute sa vie pour sa famille sans jamais penser à elle-même ; à toutes ces femmes invisibles qui vieillissent en silence parce qu’on leur a dit qu’après cinquante ans il ne reste plus rien à espérer.
Mais moi, ce soir-là, j’ai choisi d’espérer encore.
Aujourd’hui, six mois ont passé depuis ce fameux dîner. Camille commence doucement à accepter Philippe dans nos vies ; elle voit bien que je suis plus heureuse et moins fragile qu’avant. Parfois elle sourit en coin quand elle me surprend à danser dans la cuisine ou à fredonner une chanson italienne apprise avec Philippe.
Je sais que tout n’est pas gagné : il y aura encore des disputes et des incompréhensions ; il y aura toujours cette peur sourde de souffrir à nouveau ou d’être jugée par les autres — par ma propre fille surtout.
Mais chaque matin désormais, je me regarde dans le miroir et je vois une femme debout, vivante, prête à aimer et à rêver encore.
Est-ce vraiment si fou de croire qu’on peut recommencer sa vie après cinquante ans ? Et vous… oseriez-vous tout changer pour être heureux ?