« Tu ne te rends pas compte de la valeur des choses ! » – Le cri du cœur d’une mère française à ses enfants
« Lucas, Capucine, vous ne vous rendez pas compte de la valeur des choses ! » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau sur une planche à découper. Je serre la mâchoire, les yeux rivés sur mon bol de soupe tiède. Capucine, ma petite sœur de quinze ans, lève les yeux au ciel et souffle bruyamment.
« Maman, on a juste demandé si on pouvait aller au cinéma ce week-end… »
Françoise s’arrête net, le torchon à la main. Elle nous regarde comme si on venait de lui demander la lune. « Vous croyez que l’argent pousse sur les arbres ? Vous savez combien coûte une place de cinéma ? Et puis, avec ce qu’il nous reste à la fin du mois… »
Je sens la colère monter en moi. Ce n’est pas la première fois qu’on a cette discussion. Depuis que papa est parti vivre à Bordeaux avec sa nouvelle compagne, tout est devenu plus compliqué. Maman s’est transformée en comptable obsessionnelle : elle note chaque dépense dans un vieux carnet à spirales, elle compare les prix au supermarché comme si sa vie en dépendait, et elle raccommode nos chaussettes trouées au lieu d’en acheter des neuves.
« Tu pourrais te faire plaisir de temps en temps, maman… » je murmure, presque inaudible.
Elle me fusille du regard. « Me faire plaisir ? Tu crois que ça me fait plaisir de compter chaque centime ? Tu crois que j’aime ça ? »
Capucine explose : « Mais tu ne fais jamais rien pour toi ! Tu ne sors jamais, tu ne vois personne ! On dirait que tu as peur de vivre ! »
Un silence glacial s’abat sur la pièce. Je vois les mains de maman trembler légèrement. Elle pose le torchon et s’assoit lourdement à table. « Vous ne comprenez pas… Quand j’étais petite, on n’avait rien. Ma mère cousait nos vêtements avec des chutes de tissu. On mangeait des pommes de terre tous les soirs. J’ai juré que mes enfants ne manqueraient jamais de rien. Mais aujourd’hui… » Sa voix se brise.
Je sens une boule dans ma gorge. Je n’ai jamais vu maman aussi vulnérable. Capucine baisse les yeux, soudain honteuse.
« Mais maman… On ne manque de rien. On voudrait juste… vivre un peu. Profiter. »
Elle secoue la tête. « Profiter ? Et si demain je perds mon boulot ? Si la chaudière tombe en panne ? Si l’État coupe les aides ? Vous croyez que ça n’arrive qu’aux autres ? »
Je comprends alors que sa peur n’est pas seulement celle du manque matériel. C’est une peur viscérale, héritée d’une enfance marquée par la précarité. Mais cette peur nous étouffe tous les trois.
Le lendemain matin, je trouve maman assise devant son carnet de comptes, le visage fermé. Je m’approche doucement.
« Maman… Tu sais, Capucine et moi, on pourrait trouver des petits boulots cet été. Faire du baby-sitting, donner des cours particuliers… Ça te soulagerait un peu. »
Elle relève la tête, surprise par ma proposition. Un sourire timide éclaire son visage fatigué. « Vous feriez ça ? »
Je hoche la tête. « Oui. Mais en échange… tu promets qu’on fera une sortie tous ensemble au moins une fois par mois. Même si c’est juste une balade au parc ou un pique-nique. »
Elle hésite, puis acquiesce lentement.
Les semaines passent et petit à petit, l’ambiance change à la maison. Capucine donne des cours d’anglais à une voisine, moi je distribue des prospectus le samedi matin. Maman accepte parfois de s’asseoir avec nous devant un film à la télé sans culpabiliser.
Un soir d’été, alors qu’on partage une glace sur les bords de Loire, maman nous regarde longuement.
« Vous aviez raison… J’ai oublié comment on fait pour être heureux avec peu. J’ai eu tellement peur pour vous que j’ai oublié de vivre avec vous. »
Capucine lui prend la main. « On n’a pas besoin de grand-chose pour être heureux, maman. Juste d’être ensemble et de respirer un peu. »
Je regarde le ciel qui s’embrase au-dessus du fleuve et je me demande : Combien d’enfants grandissent dans la peur du lendemain parce que leurs parents ont trop souffert avant eux ? Est-ce qu’on peut vraiment apprendre à profiter sans culpabiliser ?
Et vous, est-ce que vous avez déjà eu peur de manquer au point d’oublier de vivre ?