Entre Deux Mères : Le Prix du Silence
« Camille, tu ne comprends pas, si on ne paie pas, Maman va tout perdre ! »
La voix de Julien résonne encore dans ma tête, tranchante, désespérée. C’était un soir de novembre, la pluie battait contre les vitres de notre petit appartement de Montreuil. Je venais de coucher Paul, notre fils de six ans, quand Julien a claqué la porte du salon, une lettre froissée à la main. Sa mère, Monique, croulait sous les dettes depuis des années : crédits à la consommation, loyers impayés, factures d’électricité jamais réglées. Je savais tout cela, bien sûr. Mais ce soir-là, il y avait une menace d’expulsion.
« Et nous ? Et Paul ? On fait quoi si on n’a plus rien ? »
Julien s’est effondré sur le canapé. J’ai senti la colère monter en moi, mêlée à une pitié que je ne voulais pas ressentir. Monique n’avait jamais accepté notre mariage. Elle me trouvait trop froide, trop indépendante. Pourtant, c’est moi qui allais payer ses dettes.
J’avais hérité d’un deux-pièces à Vincennes après la mort soudaine de ma mère. Un appartement lumineux, modeste mais sans crédit. Julien, lui, avait reçu un studio à Bastille de son père. Très vite, il a proposé qu’on loue mon appartement pour rembourser les dettes de sa mère et qu’on vive dans le sien, plus petit mais mieux situé pour son travail.
« C’est temporaire, Camille. Juste le temps que Maman se remette à flot. »
J’ai accepté. J’ai toujours été celle qui arrange, qui cède. Mais ce temporaire a duré trois ans.
Paul a grandi dans une chambre minuscule, ses jouets entassés dans des caisses en plastique. Il ne comprenait pas pourquoi il ne pouvait pas inviter ses amis à dormir. Il ne comprenait pas pourquoi je passais mes soirées à faire des comptes d’apothicaire sur la table basse du salon.
Un soir, alors que je rangeais la vaisselle, Paul est venu me voir avec ses grands yeux tristes :
« Maman, pourquoi tu pleures tout le temps ? »
Je me suis figée. Je n’avais même pas remarqué mes larmes.
« C’est rien mon cœur… Maman est juste fatiguée. »
Mais ce n’était pas vrai. J’étais épuisée de porter une famille qui n’était pas la mienne. Monique appelait chaque semaine pour demander plus d’argent. Julien me suppliait de patienter encore un peu. Et moi, je voyais mon fils s’éteindre à petit feu.
Un dimanche après-midi, alors que nous étions chez Monique pour son anniversaire, la tension a explosé.
« Tu pourrais être plus reconnaissante, Camille ! Sans l’aide de Julien et toi, tu serais où ? »
Monique me fixait avec ce regard dur qui m’avait toujours glacée.
« Peut-être que si tu avais mieux géré ta vie, on n’en serait pas là ! » ai-je lâché sans réfléchir.
Le silence est tombé comme une chape de plomb. Julien m’a lancé un regard noir. Paul s’est réfugié sous la table.
Sur le chemin du retour, personne n’a parlé. J’ai senti que quelque chose s’était brisé.
Les mois ont passé. Les dettes de Monique semblaient sans fin. Julien s’absentait de plus en plus souvent sous prétexte de travail. Je me suis retrouvée seule à gérer Paul et les factures.
Un soir d’hiver, Paul est rentré de l’école avec un mot de la maîtresse :
« Paul semble très fatigué en classe et a du mal à se concentrer. Peut-être pourriez-vous en discuter avec lui ? »
J’ai compris que j’avais failli à mon rôle de mère.
Cette nuit-là, j’ai pris une décision. J’ai appelé Monique.
« Je suis désolée Monique, mais je ne peux plus payer pour toi. J’ai un fils qui a besoin de moi. Je dois penser à lui avant tout. »
Elle a raccroché sans un mot.
Julien est rentré tard ce soir-là. Quand je lui ai expliqué ma décision, il a explosé :
« Tu es égoïste ! Ma mère va finir à la rue à cause de toi ! »
J’ai pleuré toute la nuit. Mais au fond de moi, je savais que j’avais fait le bon choix.
Les semaines suivantes ont été difficiles. Julien m’en voulait, Monique ne m’adressait plus la parole. Mais Paul a recommencé à sourire. Il a invité un copain à dormir pour la première fois depuis des années.
Un matin de printemps, alors que je préparais le petit-déjeuner, Paul m’a serrée dans ses bras :
« Merci maman… Je t’aime fort tu sais ? »
J’ai compris que parfois, aimer c’est aussi savoir dire non.
Aujourd’hui encore, je me demande : jusqu’où doit-on aller par amour pour sa famille ? Et vous… auriez-vous fait comme moi ?