Le regard de Mamie dans les yeux de mon fils : quand la vie nous joue des tours
« Claire, regarde-le… on dirait vraiment Mamie Jeanne ! »
La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante, presque accusatrice. Je serre mon fils contre moi, son petit corps chaud lové contre ma poitrine. Il n’a que six mois, mais déjà, tout le monde le dit : il a ce regard grave, cette moue boudeuse, ce froncement de sourcils qui rappellent à s’y méprendre ma grand-mère Jeanne, disparue il y a deux ans. Je me souviens encore de ses mains ridées, de sa voix rocailleuse qui me racontait des histoires avant de dormir. Mais voir tout cela dans les yeux d’un nourrisson… c’est troublant, presque effrayant.
« Tu ne trouves pas ça bizarre, Claire ? » insiste ma mère, les bras croisés sur son tablier fleuri. « On dirait qu’il sait déjà tout… »
Je détourne les yeux. Je n’ose pas lui dire que moi aussi, parfois, je sens comme une présence dans la chambre de Paul. Qu’il me fixe avec une intensité qui me glace le sang. Qu’il a des gestes, des mimiques qui ne sont pas de son âge. Mais comment expliquer ça sans passer pour une folle ?
Le soir, quand tout le monde dort, je m’assois près du berceau. Paul me regarde sans ciller, ses grands yeux gris plantés dans les miens. Parfois, il esquisse un sourire en coin, exactement comme Mamie Jeanne quand elle voulait me rassurer après une dispute avec mon père. Je lui chuchote : « Tu es qui, toi ? »
Mon mari, Julien, se moque gentiment de moi. « Arrête avec tes histoires de réincarnation ! C’est juste un bébé, Claire. Il te ressemble, c’est tout. » Mais il ne voit pas ce que je vois. Il ne sent pas ce que je sens.
Les semaines passent et la rumeur enfle dans la famille. Ma tante Sylvie commence à éviter Paul. Mon oncle Gérard marmonne qu’il ne faut pas jouer avec les morts. Même mon père, d’habitude si rationnel, a l’air mal à l’aise quand il prend Paul dans ses bras.
Un dimanche midi, alors que toute la famille est réunie autour du poulet rôti, la tension explose.
« Il faut arrêter avec ces bêtises ! » s’emporte Sylvie en reposant violemment sa fourchette. « Ce n’est pas sain pour un enfant d’être comparé sans cesse à une morte ! »
Ma mère fond en larmes. Mon père se lève brusquement et quitte la table. Julien tente de calmer tout le monde mais je sens que quelque chose s’est brisé.
Après le repas, je m’isole dans la chambre d’amis avec Paul. Je le berce doucement en murmurant des chansons que Mamie Jeanne me chantait autrefois. Soudain, il pose sa petite main sur ma joue et me regarde avec une telle douceur que j’en ai les larmes aux yeux.
Cette nuit-là, je rêve de Mamie Jeanne. Elle est assise au bout de mon lit et me sourit tristement.
« Tu dois avancer, Claire. Ne laisse pas le passé t’empêcher d’aimer ton fils pour ce qu’il est. »
Je me réveille en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Paul dort paisiblement à côté de moi.
Les jours suivants, j’essaie d’ignorer les regards en coin et les chuchotements. J’emmène Paul au parc, je lui fais découvrir la bibliothèque municipale où Mamie Jeanne m’emmenait petite. Petit à petit, je commence à voir en lui non plus un fantôme du passé mais un enfant unique, avec ses propres envies et ses propres rêves.
Mais la question reste là, tapie dans l’ombre : pourquoi ce sentiment persistant que quelque chose nous relie au-delà du sang ? Est-ce la douleur du deuil qui me joue des tours ? Ou bien y a-t-il vraiment une part de Mamie Jeanne dans ce petit être ?
Un soir d’automne, alors que je rangeais le grenier familial, je tombe sur une vieille boîte à chaussures remplie de lettres jaunies. Ce sont des lettres que Mamie Jeanne avait écrites à sa propre mère pendant la guerre. Je les lis une à une, bouleversée par la force de ses mots et la tendresse qui s’en dégage.
Je comprends alors que ce n’est pas Paul qui ressemble à Mamie Jeanne… c’est moi qui refuse de laisser partir ceux que j’aime. C’est moi qui projette mes souvenirs sur mon fils parce que j’ai peur d’oublier.
Le lendemain matin, je rassemble toute la famille autour d’un café fumant.
« Je crois qu’on doit arrêter de voir en Paul une réincarnation ou un signe du destin », dis-je d’une voix tremblante mais assurée. « Il est notre avenir, pas notre passé. Mais rien ne nous empêche de lui transmettre ce que Mamie Jeanne nous a appris : la force d’aimer et de pardonner. »
Un silence gêné s’installe puis ma mère me serre fort dans ses bras. Julien sourit enfin sincèrement à Paul.
Aujourd’hui encore, parfois, je surprends chez mon fils un regard ou un geste qui me rappelle Mamie Jeanne. Mais au lieu d’avoir peur ou de m’accrocher au passé, j’y vois désormais un clin d’œil affectueux de la vie.
Et vous… avez-vous déjà eu l’impression qu’un enfant portait en lui l’âme ou les souvenirs d’un être cher disparu ? Est-ce notre imagination ou la magie des liens familiaux ?