Deux fois le deuil : Quand la confiance familiale se brise
« Tu n’aurais jamais dû me les confier, Évelyne ! » La voix de ma mère résonne encore dans le couloir glacé du commissariat de Nantes. Je serre mon manteau contre moi, incapable de répondre. Comment aurais-je pu prévoir l’impensable ? Deux fois. Deux fois en moins d’un an, j’ai confié mes enfants à ma mère, Madeleine, pensant leur offrir la chaleur d’une grand-mère aimante. Deux fois, je les ai retrouvés froids, inertes, arrachés à moi par une fatalité que je ne comprends toujours pas.
La première fois, c’était Paul, mon petit garçon de trois ans. Un matin de février, je l’ai laissé chez maman pour aller travailler à l’hôpital. Quand elle m’a appelée, sa voix était étranglée : « Il ne se réveille pas… » J’ai couru dans les rues de Nantes comme une folle, priant tous les saints que je connaissais. Mais il était trop tard. Mort subite du nourrisson, ont-ils dit. Mais Paul avait trois ans ! J’ai hurlé, pleuré, supplié qu’on m’explique. On m’a parlé d’arrêt cardiaque inexpliqué. J’ai voulu croire à un accident, à une malchance cruelle.
Mais quand Camille, ma petite dernière, est morte elle aussi chez maman six mois plus tard, la police n’a plus parlé de hasard. « Madame Lefèvre, il va falloir répondre à quelques questions… » J’ai vu le regard des voisins changer, j’ai senti le froid s’installer dans notre immeuble HLM. Les rumeurs ont couru plus vite que moi : « Tu sais, Madeleine a toujours été bizarre… »
Mon mari, Laurent, s’est effondré. Il ne me parle plus que par monosyllabes. Il m’en veut d’avoir insisté pour que maman garde les enfants pendant nos horaires décalés. Il m’en veut de ne pas avoir vu ce qu’il appelle « ses failles ». Mais comment aurais-je pu ? Ma mère a élevé seule trois enfants après le départ de mon père. Elle a travaillé toute sa vie comme aide-soignante. Elle a toujours été un peu stricte, c’est vrai, mais jamais violente. Jamais dangereuse.
Le soir où la police est venue l’arrêter, j’étais là. Elle m’a regardée avec des yeux fous : « Tu crois vraiment que j’aurais pu leur faire du mal ? » J’ai senti mon cœur se briser une deuxième fois. Je ne sais plus quoi croire. Les experts parlent d’intoxication médicamenteuse accidentelle ; maman prend beaucoup de cachets pour ses nerfs depuis la mort de papa. Mais deux accidents ?
Les médias locaux s’en sont mêlés : « Drame familial à Nantes : la grand-mère mise en examen après la mort de ses deux petits-enfants ». Je n’ose plus sortir faire les courses. À l’école, les parents me fuient du regard. Certains murmurent que je suis complice. D’autres disent que je suis victime. Mais personne ne me parle vraiment.
Ma sœur Claire refuse de voir maman en prison. Elle dit qu’elle ne lui pardonnera jamais. Mon frère Jean-Luc est parti vivre chez sa belle-famille à Angers pour « protéger ses propres enfants ». Moi, je suis seule dans notre appartement vide, entourée des jouets qui ne servent plus à rien.
Je repense à mon enfance dans notre petit pavillon de banlieue nantaise. Maman nous préparait des tartines au goûter et nous bordait chaque soir avec des histoires inventées. Comment cette femme-là aurait-elle pu devenir un monstre ? Ou bien ai-je été aveuglée par l’amour filial ?
Le procès approche. Je dois témoigner contre ma propre mère. L’avocat me dit que c’est nécessaire pour comprendre ce qui s’est passé et éviter d’autres drames. Mais comment accuser celle qui m’a donné la vie ? Comment survivre à la perte de mes enfants et à la destruction de ma famille ?
Parfois, la nuit, je rêve que Paul et Camille reviennent me voir. Ils me demandent pourquoi je les ai laissés partir chez mamie ce jour-là. Je me réveille en sueur, le cœur battant à tout rompre.
Laurent dort dans le salon depuis des semaines. Il dit qu’il ne peut plus supporter mon silence ou mes crises de larmes soudaines. Il m’a proposé qu’on se sépare « le temps de faire le point ». Je comprends sa douleur mais je me sens abandonnée une fois de plus.
J’ai consulté un psy qui m’a dit que je devais accepter l’idée que parfois, on ne saura jamais toute la vérité. Mais comment accepter l’inacceptable ? Comment continuer à vivre quand tout ce qu’on aimait a disparu ?
Je me demande souvent si d’autres familles vivent ce genre de cauchemar en France. Si d’autres mères ont dû choisir entre leur propre mère et leurs enfants disparus. Si on peut un jour pardonner ou seulement apprendre à survivre avec cette douleur.
Et vous… Que feriez-vous à ma place ? Peut-on encore aimer après avoir tout perdu ? Peut-on pardonner l’impardonnable ?