Entre Deux Portes : L’Intrusion de Madame Lefèvre
« Camille ! Tu es là ? » La voix de Madame Lefèvre résonne à travers la porte d’entrée, suivie d’un coup sec. Je sursaute, la main encore pleine de farine, en train de préparer un gâteau pour l’anniversaire de mon fils. Il est 18h30, je n’attends personne. Mon cœur s’accélère. Je sais déjà ce qui m’attend : un sourire trop large, un regard qui balaie mon salon, et cette demande qui ne tarde jamais à tomber.
J’essuie mes mains sur mon tablier et j’ouvre. « Ah, Camille ! Tu pourrais me dépanner d’un peu de lait ? J’ai commencé une béchamel et je n’en ai plus une goutte ! »
Je souris, crispée. « Bien sûr, entre… »
Elle s’engouffre dans la cuisine comme si elle était chez elle. Elle s’arrête devant la table où trônent les cadeaux d’anniversaire de Paul. « Oh, c’est l’anniversaire de Paul ? Tu ne m’avais pas dit ! »
Je bredouille une excuse. Elle ne remarque pas mon malaise. Elle parle fort, rit, demande si elle peut emprunter aussi un œuf « tant qu’à faire ». Je cède, encore une fois. Je me dis que ce n’est rien, que c’est le prix à payer pour la paix du voisinage. Après tout, nos enfants sont inséparables.
Mais ce soir-là, alors que je referme la porte derrière elle, je sens une boule dans ma gorge. Ce n’est pas la première fois. Il y a eu le sucre, le tournevis, le chargeur de téléphone… Même une fois, son fils est venu dîner sans prévenir parce qu’elle « n’avait rien prévu ». J’en parle à mon mari, Thomas, qui hausse les épaules : « C’est pas bien grave, Camille. Ça fait partie de la vie en immeuble. »
Mais moi, je sens que ça me ronge. Je n’ose plus sortir sur le palier sans craindre de la croiser. Je fais semblant d’être au téléphone quand elle sonne. Je me sens coupable et lâche à la fois.
Un soir, alors que je couche les enfants, j’entends des éclats de voix dans le couloir. Paul ouvre la porte de sa chambre : « Maman, c’est Madame Lefèvre qui crie… »
Je sors et je vois Madame Lefèvre qui dispute son fils devant leur porte. Elle me voit et s’arrête net. « Excuse-moi Camille… Il a encore renversé du jus sur le tapis. Tu n’aurais pas un détachant ? »
Je sens la colère monter. Cette fois-ci, je prends une grande inspiration : « Écoute, Hélène… Je comprends que tu sois débordée parfois, mais j’aimerais qu’on se prévienne avant de venir chez l’autre. Ce soir j’étais occupée… »
Elle me regarde, surprise puis blessée. « Oh… Je ne voulais pas déranger… Je croyais qu’on était amies… »
Je balbutie : « Bien sûr qu’on l’est… Mais tu comprends… J’ai besoin d’un peu d’intimité parfois. »
Elle hoche la tête sans un mot et rentre chez elle.
Le lendemain matin, Paul me dit que son copain Arthur ne veut plus jouer avec lui. Mon cœur se serre. J’ai peur d’avoir tout gâché.
Les jours passent. Plus de visites impromptues. Mais aussi plus de rires d’enfants dans le couloir. Je culpabilise. Thomas me rassure : « Tu as bien fait de poser tes limites. Peut-être qu’elle reviendra vers toi différemment. »
Une semaine plus tard, je croise Madame Lefèvre devant l’école. Elle évite mon regard. J’hésite puis m’approche : « Hélène… On peut parler ? »
Elle soupire : « Je suis désolée si je t’ai envahie. J’ai l’habitude… Chez moi on faisait toujours comme ça. Mais tu as raison, j’aurais dû demander avant de venir. »
Je souris timidement : « On peut trouver un équilibre ? Les enfants sont tristes… Et moi aussi, un peu… »
Elle sourit à son tour : « D’accord. On se prévient maintenant ? Et on se fait un café samedi ? »
Je sens un poids s’envoler.
Mais au fond de moi subsiste une question : pourquoi est-ce si difficile en France de poser ses limites sans passer pour une mauvaise voisine ? Est-ce qu’on doit toujours choisir entre notre tranquillité et la paix sociale ? Qu’en pensez-vous ?