J’ai tout donné à ma fille… et elle m’a laissée dehors
— Ce n’est plus chez toi, maman.
La porte a claqué si fort que l’écho a résonné dans la cage d’escalier. Je suis restée là, figée, ma valise à la main, le cœur battant à m’en faire mal. Les mots de Claire tournaient en boucle dans ma tête : « Ce n’est plus chez toi, maman. » J’avais 62 ans, et je venais de perdre mon foyer, mon refuge, mon dernier repère.
Tout avait commencé un an plus tôt. J’étais assise dans la cuisine de notre petit appartement du 14e arrondissement, celui que j’avais acheté avec tant de sacrifices après la mort de mon mari, Michel. Claire, ma fille unique, était venue me voir, les yeux brillants d’espoir.
— Maman, tu sais que Paul et moi, on n’arrive plus à payer le loyer… On voudrait vraiment avoir un enfant, mais dans ce studio, c’est impossible…
J’ai regardé ma fille. Elle avait toujours été mon soleil, ma raison de tenir debout après le cancer de Michel. Je n’ai pas hésité longtemps. J’ai proposé de lui céder l’appartement. Après tout, je pouvais aller vivre chez ma sœur Lucie à Montrouge quelques temps, le temps qu’ils se stabilisent.
— Tu es sûre ? m’avait demandé Claire, les larmes aux yeux.
— Bien sûr. Tu es ma fille. Je veux que tu sois heureuse.
Le notaire a officialisé la donation. J’ai signé sans lire les petites lignes. Je faisais confiance à Claire. C’était ma chair, mon sang.
Au début, tout allait bien. Paul et elle m’invitaient souvent à dîner. J’étais la grand-mère idéale en devenir. Mais les mois ont passé et quelque chose a changé. Claire est devenue distante. Paul ne me regardait plus dans les yeux. Puis il y a eu cette dispute banale : une histoire de lessive mal faite, de courses oubliées…
Un soir d’automne, alors que je rentrais d’un rendez-vous médical, j’ai trouvé la porte fermée à clé. J’ai sonné. Claire a ouvert, froide comme jamais.
— Maman, il faut que tu partes. Paul ne supporte plus ta présence ici. Ce n’est plus chez toi maintenant.
Je suis restée sans voix.
— Mais… c’est moi qui t’ai donné cet appartement !
— Justement ! Tu me l’as donné ! C’est à moi maintenant !
J’ai senti mes jambes flancher. Paul est apparu derrière elle, les bras croisés.
— On a besoin d’intimité. Tu comprends ?
Je n’ai rien compris. J’ai pris une valise au hasard, quelques vêtements jetés en boule, et je suis sortie sous la pluie battante.
Dans la rue, les passants me frôlaient sans me voir. J’ai appelé Lucie en pleurant.
— Viens chez moi tout de suite !
Chez Lucie, le silence était pesant. Elle m’a servi un thé brûlant et m’a serrée dans ses bras.
— Comment ta propre fille peut-elle te faire ça ?
Je n’avais pas de réponse. Les jours suivants ont été un cauchemar éveillé. Je tournais en rond dans la petite chambre d’amis de Lucie, incapable de dormir ou de manger. J’avais honte d’en parler à mes amies du club de lecture ; honte d’avoir été naïve au point de tout donner sans rien garder pour moi.
Un matin, j’ai croisé Claire au marché. Elle m’a évitée du regard. J’ai voulu l’arrêter.
— Claire ! S’il te plaît…
Elle a accéléré le pas.
J’ai tenté de la joindre par téléphone, par mail… Rien. Silence radio.
Lucie m’a conseillé de consulter un avocat.
— Tu peux peut-être récupérer ton appartement ?
Mais l’avocat a été catégorique : « Vous avez fait une donation sans condition d’usufruit ni clause d’habitation. Juridiquement, votre fille est dans son droit… »
Je me suis sentie trahie par la justice autant que par ma propre chair.
Les semaines sont devenues des mois. J’ai essayé de reprendre pied : bénévolat à la bibliothèque municipale, promenades au parc Montsouris… Mais chaque soir, je repensais à mon salon aux murs couverts de photos de famille, à la cuisine où je préparais des tartes pour Claire enfant… Tout cela était perdu.
Un jour, j’ai reçu une lettre manuscrite de Claire :
« Maman,
Je sais que tu dois me détester. Mais je ne pouvais plus vivre sous ton regard. Paul et moi avons besoin de construire notre vie sans toi. Pardonne-moi si tu peux.
Claire »
J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Comment une mère peut-elle haïr son enfant ? Comment une fille peut-elle oublier tout ce qu’on a fait pour elle ?
Aujourd’hui encore, je ne comprends pas ce qui s’est passé entre nous. Est-ce la société qui pousse les jeunes à vouloir tout posséder ? Est-ce moi qui ai trop donné ? Ou bien est-ce simplement la vie qui sépare ceux qui s’aiment ?
Je regarde par la fenêtre le ciel gris de Paris et je me demande : qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tout sacrifier pour ses enfants sans se perdre soi-même ?