Sous le même toit : les plaintes de maman et le poids du silence
« Tu pourrais au moins débarrasser la table, Claire. »
La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre les dents, les mains encore humides de vaisselle. Il est 20h30, je rentre tout juste du travail, épuisée par une journée interminable à la mairie de Lyon. Mais pour maman, rien n’est jamais assez.
Depuis qu’elle a pris sa retraite il y a six mois, Monique s’est installée chez moi « temporairement », le temps de faire des travaux dans son appartement. Mais les travaux s’éternisent, et sa présence aussi. Au début, j’étais soulagée de ne plus la savoir seule. Mais très vite, la routine s’est transformée en supplice.
Chaque matin, elle commente tout : « Tu pars déjà ? Tu ne prends même pas le temps de déjeuner ? » Le soir, elle soupire devant la télé : « Les jeunes aujourd’hui ne savent plus vivre… » Parfois, elle s’arrête devant la fenêtre et lâche : « Avant, au moins, on se parlait dans les immeubles. Maintenant, tout le monde s’en fiche. »
Je me sens coupable de ne pas avoir plus de patience. Après tout, c’est ma mère. Mais je n’en peux plus de ses critiques voilées, de ses plaintes sur la météo, la politique, les voisins bruyants ou le prix des tomates au marché.
Un soir, alors que je m’effondre sur le canapé, elle s’assied à côté de moi sans un mot. Je sens son regard peser sur mon visage fatigué.
— Tu sais, Claire, tu n’es jamais là. On dirait que tu m’évites.
Je ravale mes larmes. Comment lui expliquer que j’étouffe ? Que j’ai l’impression d’être redevenue une adolescente sous surveillance ?
— Ce n’est pas ça, maman… Je travaille beaucoup en ce moment.
Elle hausse les épaules.
— Tu travailles trop. Tu vas finir malade comme ton père.
Le silence s’installe. Je pense à papa, parti trop tôt d’un infarctus. Est-ce pour ça qu’elle est si anxieuse ? Qu’elle s’accroche à moi comme à une bouée ?
Les jours passent et la tension monte. Un samedi matin, alors que je prépare un café, elle explose :
— Tu ne fais jamais rien pour moi ! J’ai tout sacrifié pour toi et voilà comment tu me remercies !
Je claque la tasse sur la table.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? J’ai aussi une vie !
Elle fond en larmes. Je me sens minable. Je m’excuse, mais au fond de moi la colère gronde.
Le dimanche suivant, mon frère Julien vient déjeuner. Il remarque l’ambiance glaciale.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? On dirait un enterrement !
Maman se plaint :
— Ta sœur ne me supporte plus. Elle veut que je parte.
Julien me lance un regard désolé. Après le repas, il me prend à part sur le balcon.
— Tu devrais lui parler franchement. Elle se sent inutile depuis qu’elle a arrêté de travailler. Elle a besoin d’exister.
Je soupire.
— Et moi ? J’existe encore dans cette maison ?
Il me serre l’épaule.
— Trouve un compromis. Sinon vous allez vous détruire toutes les deux.
Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à notre enfance à Villeurbanne, aux dimanches où maman nous emmenait au parc de la Tête d’Or. Elle riait alors… Où est passée cette femme joyeuse ?
Le lendemain matin, je prends mon courage à deux mains.
— Maman, il faut qu’on parle.
Elle relève la tête, méfiante.
— Je t’écoute.
— Je t’aime, mais je n’arrive plus à tout gérer. J’ai besoin d’espace… Et toi aussi. Peut-être qu’on pourrait organiser des journées où tu vois tes amies ? Ou t’inscrire à des activités ?
Elle détourne les yeux.
— Mes amies sont toutes parties à la campagne ou gardent leurs petits-enfants… Je n’ai plus personne.
Je sens sa solitude comme une gifle. Soudain, je comprends : ses plaintes sont des appels au secours. Mais comment l’aider sans me perdre moi-même ?
Je propose :
— On pourrait aller ensemble au club du quartier ? Il y a des ateliers de peinture…
Elle hésite puis acquiesce timidement.
Les semaines suivantes sont faites de hauts et de bas. Parfois elle rechute dans ses vieilles habitudes ; parfois elle revient du club avec un sourire timide et une aquarelle maladroite. Moi aussi j’apprends à poser des limites : « Ce soir j’ai besoin d’être seule », ou « On dîne ensemble demain ? »
Notre relation reste fragile, mais quelque chose a changé : on se parle vraiment. J’accepte qu’elle ait peur du vide ; elle accepte que j’aie besoin d’air.
Parfois je me demande : est-ce que c’est ça, être adulte ? Trouver l’équilibre entre amour et préservation de soi ? Ou bien sommes-nous condamnées à répéter les mêmes blessures génération après génération ?
Et vous… Comment faites-vous pour ne pas vous perdre face aux attentes de ceux que vous aimez ?