Ils n’ont jamais voulu de moi : l’histoire de Camille et Julien
— Tu n’as rien à faire ici, Camille. La voix glaciale de Madame Lefèvre résonne encore dans ma tête, même des années après cette soirée. J’étais debout sur le perron de leur maison bourgeoise à Versailles, mes mains tremblaient autour du bouquet de pivoines que j’avais acheté avec mes derniers euros. Derrière elle, Julien me lançait un regard désolé, impuissant.
Je me souviens de ce moment comme si c’était hier. J’avais dix-neuf ans, j’étais amoureuse, naïve, et persuadée que l’amour pouvait tout vaincre. Mais dans cette famille, l’amour avait des conditions : il fallait être « comme il faut », avoir fait les bonnes écoles, parler sans accent, ne pas avoir de parents divorcés ni de frère en prison. Moi, j’étais la fille d’une caissière et d’un père absent, élevée dans un HLM de Montreuil.
Julien, lui, était le fils unique d’un professeur de philosophie à la Sorbonne et d’une avocate réputée. Leur appartement sentait la cire d’abeille et le vieux cuir ; chez moi, ça sentait la lessive bon marché et le café réchauffé. Pourtant, c’est dans la cour du lycée que tout avait commencé. Julien m’avait défendue quand un garçon s’était moqué de mes baskets trouées. Il avait ce sourire désarmant, cette façon de me regarder comme si j’étais la seule personne qui comptait.
Mais très vite, ses parents ont compris que je n’étais pas « leur genre ». Au début, ils ont été polis, distants. Puis les remarques ont commencé :
— Tu sais, Camille, tu pourrais essayer de lire autre chose que des romans policiers…
— Tu as pensé à faire une prépa ?
— Tes parents font quoi déjà ?
Julien tentait de me rassurer :
— Ne fais pas attention, ils sont comme ça avec tout le monde…
Mais je voyais bien que ce n’était pas vrai. Quand ils recevaient Claire, la fille du notaire, ils riaient aux éclats, lui servaient du vin cher et lui parlaient d’art contemporain.
Un soir d’hiver, alors que je venais dîner chez eux pour la première fois, Madame Lefèvre a posé sa main sur celle de Julien :
— Tu sais, mon chéri, il y a des gens qui ne sont pas faits pour vivre dans notre monde. Il faut savoir choisir ce qui est bon pour toi.
J’ai senti mon cœur se briser un peu plus à chaque mot. J’ai voulu partir en courant mais Julien m’a retenue :
— Reste… On s’en fiche d’eux.
Mais on ne s’en fiche jamais vraiment. Les semaines suivantes ont été un enfer. Sa mère m’appelait « la petite », son père m’ignorait complètement. Ils organisaient des dîners où je n’étais pas invitée et poussaient Julien à sortir avec Claire.
Un jour, j’ai surpris une conversation entre Julien et sa mère :
— Tu gâches ton avenir pour une fille qui ne t’apportera rien !
— Ce n’est pas à toi de décider avec qui je veux être !
— Tu crois qu’elle pourra te suivre ? Elle ne comprend rien à notre monde !
J’ai pleuré toute la nuit. J’ai pensé à partir, à tout arrêter pour lui éviter ces conflits. Mais Julien refusait :
— Je t’aime, Camille. Je me fiche de ce qu’ils pensent.
On a tenu bon pendant deux ans. Deux ans de regards en coin, de silences gênants aux repas de famille, de textos cachés sous la table. Mais la pression était trop forte. Julien a commencé à changer : il devenait nerveux, distant. Il passait plus de temps avec ses parents qu’avec moi.
Un soir d’été, il est venu chez moi les yeux rouges :
— Je suis désolé… Je n’y arrive plus. Ils menacent de me couper les vivres si je continue avec toi. Je dois penser à mon avenir…
J’ai senti le sol se dérober sous mes pieds. J’ai crié, pleuré, supplié. Mais au fond de moi, je savais que c’était fini.
Les mois qui ont suivi ont été les plus durs de ma vie. J’ai repris mes études tant bien que mal, trouvé un petit boulot dans une librairie. Parfois je croisais Julien dans la rue ; il baissait les yeux ou faisait semblant de ne pas me voir.
Aujourd’hui encore, je me demande si l’amour peut vraiment résister à la violence silencieuse des classes sociales en France. Est-ce qu’on peut vraiment s’affranchir du regard des autres ? Ou sommes-nous condamnés à rester à notre place ?