Encore une fois enceinte : le vertige d’une famille qui s’agrandit

— Mélissa, tu plaisantes ?

La voix de Julien résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre fort la lettre du laboratoire entre mes doigts tremblants. Non, je ne plaisante pas. Je suis enceinte. Encore. Je sens mes jambes fléchir, mais je me retiens au plan de travail, le regard fixé sur la vaisselle sale qui déborde de l’évier.

— Mais comment on va faire ? souffle-t-il, les mains dans les cheveux. On n’a déjà plus une minute à nous…

Je voudrais lui répondre que tout ira bien, que j’ai confiance en la vie, mais je n’y crois pas moi-même. Ma petite Louise pleure dans son transat, affamée. Paul et Camille se disputent dans le salon pour une histoire de Lego. Je ferme les yeux un instant, espérant que le chaos disparaisse. Mais il est là, bien réel, et il va s’intensifier.

Je me revois, huit mois plus tôt, à la maternité de Poitiers, épuisée mais heureuse d’accueillir Louise. On se disait que trois enfants, c’était déjà beaucoup. On avait vendu la Clio pour acheter un vieux Scénic d’occasion. On avait réorganisé la chambre des grands pour y caser un lit superposé. On avait appris à jongler avec les lessives, les couches et les rendez-vous chez le pédiatre. Mais là… Un quatrième ?

Julien s’assoit lourdement à la table, la tête entre les mains.

— On n’a pas les moyens, Mélissa…

Je sens la colère monter en moi. Comme si c’était ma faute ! Comme si j’avais choisi cette grossesse par caprice !

— Tu crois que je l’ai fait exprès ? Tu crois que j’ai envie de recommencer les nuits blanches ?

Il ne répond pas. Il fixe le carrelage, les yeux vides. Je sais qu’il pense à son boulot d’infirmier à l’hôpital, aux horaires impossibles, aux heures sup’ qu’il accepte pour arrondir les fins de mois. Je pense à mon propre congé parental qui s’éternise, à mon salaire d’assistante maternelle qui ne reviendra pas avant longtemps.

Le soir venu, après avoir couché tout le monde, je m’effondre sur le canapé. Je prends mon téléphone et j’appelle ma sœur, Claire.

— Tu vas rire… ou pleurer… Je suis enceinte.

Un silence gêné.

— Tu veux vraiment le garder ?

La question me claque au visage. Bien sûr que je veux ce bébé… ou du moins, je crois. Mais ai-je le droit d’imposer ça à Julien ? À nos enfants ?

Les jours passent et l’angoisse grandit. Julien s’éloigne. Il rentre tard, prétexte des courses ou des heures supplémentaires. Les enfants sentent la tension : Paul fait pipi au lit à nouveau, Camille refuse d’aller à l’école.

Un soir, alors que je berce Louise qui refuse de dormir, Julien explose :

— J’en peux plus ! On n’a plus de vie ! Tu te rends compte qu’on ne partira jamais en vacances ? Qu’on ne pourra jamais s’offrir une maison ?

Je fonds en larmes. Je voudrais qu’il me prenne dans ses bras, qu’il me dise qu’on va y arriver ensemble. Mais il reste debout, raide comme un piquet.

Le lendemain matin, je croise notre voisine, Madame Dupuis, dans l’escalier.

— Vous avez l’air fatiguée, ma pauvre… Trois enfants, c’est déjà du sport !

Je souris faiblement. Si elle savait…

À la crèche, l’éducatrice me lance :

— Vous savez, Mélissa, il faut aussi penser à vous…

Penser à moi ? J’ai oublié comment on fait.

Un samedi matin, alors que Julien est parti travailler et que les enfants jouent dans le salon, je m’effondre sur le tapis. Louise gazouille à côté de moi. Je caresse son front chaud et soudain tout me submerge : la fatigue, la peur de l’avenir, la culpabilité d’imposer une vie compliquée à mes enfants.

Je repense à ma propre mère qui élevait seule ses deux filles après le divorce. Elle disait toujours : « On n’a jamais trop d’amour à donner ». Mais l’amour suffit-il quand on manque de tout le reste ?

Le soir même, j’ose enfin parler à Julien.

— J’ai peur… J’ai peur de ne pas y arriver…

Il me regarde longtemps sans rien dire. Puis il s’approche et pose sa main sur mon ventre.

— Moi aussi j’ai peur… Mais on est deux.

Pour la première fois depuis des semaines, je sens une chaleur m’envahir. Peut-être qu’on n’aura jamais assez d’argent pour partir en vacances ou acheter une maison avec jardin. Peut-être qu’on sera toujours fatigués. Mais on sera ensemble.

Quelques jours plus tard, nous annonçons la nouvelle aux enfants autour d’un gâteau au chocolat. Paul demande si le bébé pourra dormir dans sa chambre ; Camille veut choisir le prénom ; Louise rit aux éclats sans comprendre.

La vie continue. Les angoisses ne disparaissent pas mais elles s’apprivoisent peu à peu. Je découvre en moi une force insoupçonnée – celle de toutes les mères qui avancent malgré la peur.

Parfois je me demande : est-ce égoïste de vouloir une grande famille aujourd’hui ? Est-ce fou d’espérer offrir du bonheur quand on a si peu à donner matériellement ? Et vous, qu’en pensez-vous ?