Le jour où j’ai osé parler à Mamie Gabrielle de l’appartement

— Nora, tu as encore oublié de saler l’eau des pâtes !

La voix de Mamie Gabrielle résonne dans la cuisine, familière et rassurante. Je souris, un peu nerveuse, en remuant la casserole. Douze ans que je viens ici chaque jour, douze ans que je veille sur elle, que je fais tourner cette maison comme si c’était la mienne. Pourtant, ce matin-là, mon cœur bat plus fort que d’habitude. Je sais que je dois lui parler. Je sais aussi que ce que je vais demander pourrait tout changer.

Je me retourne, essuie mes mains sur mon tablier. Gabrielle est assise à la table, son tricot posé devant elle. Ses cheveux blancs forment une auréole autour de son visage ridé mais lumineux. Elle me regarde avec cette tendresse qui m’a sauvée tant de fois.

— Mamie…

Ma voix tremble. Elle lève les yeux, inquiète.

— Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? Tu as l’air soucieuse.

Je prends une grande inspiration. Comment lui dire ? Comment lui expliquer que j’ai peur ? Peur de perdre ce toit, peur de voir revenir Claire, ma mère biologique, qui n’a jamais su être là pour moi ?

— Tu sais… Je me demandais… Est-ce que tu as déjà pensé à ce qu’il adviendra de l’appartement… plus tard ?

Un silence tombe. Gabrielle pose son tricot, croise les mains sur la table.

— Tu veux dire après ma mort ?

Je baisse les yeux. Oui, c’est bien ça. Mais comment le dire sans paraître ingrate ?

— Je veux juste être sûre que… que je ne me retrouverai pas à la rue si jamais…

Elle soupire. Son regard se fait grave.

— Nora, tu sais bien que je t’aime comme ma propre fille. Mais il y a aussi Claire…

Claire. Le nom claque comme un coup de vent froid dans la pièce. Ma mère biologique, revenue il y a quelques semaines après des années d’absence. Elle débarque avec ses valises et ses promesses, comme si rien ne s’était passé.

Je me souviens de la première fois où elle est revenue :

— Nora ! Ma chérie ! Tu as tellement grandi !

J’étais restée figée sur le pas de la porte, incapable de répondre. Gabrielle avait posé une main sur mon épaule, protectrice.

Depuis, Claire s’est installée dans la chambre d’amis. Elle parle beaucoup, rit fort, mais ne fait rien pour aider Mamie. Elle ne cuisine pas, ne fait pas le ménage. Elle sort le soir et rentre tard. Parfois, elle me lance des regards étranges, comme si elle cherchait à comprendre qui je suis devenue sans elle.

Ce soir-là, alors que je débarrassais la table avec Mamie, Claire est entrée dans la cuisine.

— Maman, tu as pensé à refaire ton testament ?

Gabrielle a haussé les sourcils.

— Pourquoi cette question ?

Claire a souri d’un air gêné.

— C’est juste… On ne sait jamais ce qui peut arriver.

J’ai senti la colère monter en moi. Comment osait-elle ? Après toutes ces années d’absence !

Plus tard dans la soirée, j’ai surpris Claire au téléphone dans le couloir :

— Oui, maman est vieille maintenant… Non, je ne sais pas encore comment ça va se passer pour l’appartement… Mais je compte bien m’en occuper.

Je me suis sentie trahie. J’ai passé des nuits blanches à ressasser ces mots. Moi qui ai tout donné pour Mamie Gabrielle… Est-ce que tout cela ne compte pour rien ?

Le lendemain matin, j’ai décidé d’en parler franchement à Gabrielle.

— Mamie, je t’en supplie… Je ne veux pas te faire de peine mais… Si tu savais comme j’ai peur de perdre cette maison !

Elle m’a regardée longuement. Ses yeux brillaient d’émotion.

— Nora… Tu es celle qui m’a tenue la main quand j’ai perdu ton grand-père. Celle qui m’a fait rire quand tout semblait sombre. Mais Claire reste ma fille…

Je n’ai pas pu retenir mes larmes.

— Et moi alors ? Je ne suis rien ?

Gabrielle s’est levée avec difficulté et m’a serrée dans ses bras.

— Tu es tout pour moi. Mais tu dois comprendre… Je ne veux pas déchirer cette famille.

Les jours suivants ont été tendus. Claire évitait mon regard. Gabrielle semblait fatiguée par nos disputes silencieuses.

Un soir, alors que je rentrais du travail plus tôt que prévu, j’ai trouvé Claire fouillant dans les papiers de Mamie.

— Qu’est-ce que tu fais ? ai-je lancé sèchement.

Elle a sursauté.

— Rien ! Je cherchais juste un vieux carnet…

Je n’ai pas insisté mais j’ai compris qu’elle cherchait le testament.

Cette nuit-là, j’ai pleuré dans ma chambre d’enfant. J’ai repensé à tous ces souvenirs : les après-midis théâtre avec Mamie, les odeurs de poulet rôti, les rires partagés malgré les difficultés financières. Tout cela allait-il disparaître parce que Claire était revenue ?

Quelques jours plus tard, Gabrielle nous a réunies toutes les deux dans le salon.

— Il faut qu’on parle toutes ensemble. Je ne veux pas de secrets entre nous.

Claire a croisé les bras sur sa poitrine. Moi, j’avais le cœur au bord des lèvres.

Gabrielle a pris une grande inspiration.

— J’ai décidé de faire un testament équitable. L’appartement reviendra à celle qui aura vraiment pris soin de moi jusqu’au bout. Ce n’est pas une question de sang ou de papier… C’est une question d’amour et de présence.

Claire a protesté :

— Mais maman ! C’est injuste ! Je suis ta fille !

Gabrielle a haussé la voix pour la première fois depuis longtemps :

— Et Nora est ma petite-fille ! Celle qui n’a jamais compté ses heures pour moi !

Un silence lourd est tombé sur la pièce. J’ai senti un mélange de soulagement et de tristesse m’envahir. Rien n’était gagné d’avance mais au moins, Mamie reconnaissait mon engagement.

Depuis ce jour-là, l’ambiance est restée tendue à la maison. Claire me regarde comme une rivale. Moi, je continue d’aider Mamie chaque jour mais avec la peur au ventre : et si tout cela ne suffisait pas ? Et si l’amour ne pesait rien face aux liens du sang ?

Parfois, le soir en refermant la porte derrière moi, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment mériter un foyer ? Ou bien sommes-nous tous condamnés à nous battre pour ce qui devrait être un droit — celui d’aimer et d’être aimé en retour ?