Mon grand-père, la voisine et le silence qui nous sépare
« Tu ne comprends donc pas, Papi ? On a besoin de toi ! » Ma voix tremble, résonne dans la cuisine silencieuse. Henri, mon grand-père, ne lève même pas les yeux de son journal. Depuis qu’il a épousé Madame Lefèvre, la voisine d’en face, il ne nous regarde plus. Il ne me regarde plus.
Je me souviens encore du jour où tout a changé. C’était un dimanche de mai, le soleil filtrait à travers les rideaux de la salle à manger. Ma mère, Anne, avait préparé un gratin dauphinois comme mamie le faisait avant de partir. On riait, on se racontait des souvenirs. Puis la sonnette a retenti. C’était elle, Madame Lefèvre, avec son parfum entêtant et son sourire trop large. « Henri, tu viens ? » Il s’est levé sans un mot, sans même finir son assiette. Depuis ce jour, il n’est jamais vraiment revenu.
Mamie est morte il y a deux ans. Un cancer foudroyant. J’ai vu mon grand-père s’effondrer, puis se relever, puis s’effondrer encore. On a essayé d’être là pour lui : les visites du dimanche, les promenades au marché, les jeux de cartes. Mais rien n’y faisait. Jusqu’à ce que la voisine commence à passer tous les jours. Elle lui apportait des tartes, des mots croisés, des sourires. Je croyais qu’elle voulait juste l’aider à sortir de sa tristesse. Je me trompais.
Leur mariage a été une gifle. Pas d’annonce officielle, pas d’invitation. Juste un mot griffonné sur une feuille : « Je me remarie avec Lucie. Ne vous inquiétez pas pour moi. » Ma mère a pleuré toute la nuit. Mon père a juré qu’il ne remettrait plus jamais les pieds chez lui. Moi, j’ai eu l’impression de perdre deux grands-parents en même temps.
Depuis, Henri vit dans la maison d’en face avec Lucie Lefèvre. Il ne vient plus aux anniversaires, ne répond plus à nos appels. Même à Noël, il a refusé notre invitation. « Je suis bien ici », a-t-il dit sèchement à ma mère au téléphone avant de raccrocher.
Un soir de janvier, j’ai décidé d’aller le voir. J’ai traversé la rue sous la pluie battante, le cœur serré. Lucie m’a ouvert la porte : « Henri n’est pas disponible ce soir. » J’ai insisté : « Je veux juste lui parler cinq minutes… » Elle m’a regardée avec un mélange de pitié et d’agacement : « Il a besoin de repos. » J’ai entendu sa voix derrière elle : « Laisse tomber, Lucie. » Mais il n’est pas venu.
À la maison, l’ambiance est devenue lourde. Ma mère ressasse ses souvenirs avec amertume : « Il n’a même pas pris la peine de venir voir son petit-fils jouer au foot… » Mon père marmonne dans sa barbe : « Il a choisi son camp… » Moi, je me demande ce qu’on a fait de mal.
Un jour, j’ai croisé Henri au marché. Il était avec Lucie, main dans la main. Je me suis approchée : « Papi… » Il m’a regardée comme une étrangère : « Bonjour Camille. » Rien d’autre. J’ai senti mes yeux brûler mais j’ai tenu bon : « Tu pourrais venir dîner à la maison ? Juste une fois… » Il a secoué la tête : « Ce n’est pas une bonne idée. » Lucie l’a entraîné vers l’étal des fromages.
Les gens du village murmurent : « Pauvre famille… », « Il est sous influence… », « C’est triste à son âge… » Mais personne ne fait rien. On se retrouve seuls avec nos questions.
Un soir d’été, alors que je rentrais du travail, j’ai vu Henri assis sur le banc devant sa maison. Je me suis approchée doucement :
— Tu te souviens quand on allait pêcher à l’étang ?
Il a souri faiblement :
— C’était il y a longtemps.
— Pourquoi tu ne viens plus nous voir ?
Il a soupiré :
— La vie change, Camille. Il faut avancer.
— Mais avancer sans nous ?
Il a baissé les yeux :
— Parfois, il vaut mieux tourner la page.
Je suis rentrée chez moi en pleurant toutes les larmes de mon corps.
Aujourd’hui encore, je me demande si on aurait pu faire autrement. Est-ce que le chagrin peut vraiment effacer des années d’amour familial ? Est-ce que le besoin de recommencer peut justifier d’oublier ceux qui restent ?
Et vous… Que feriez-vous à ma place ? Peut-on pardonner à ceux qui nous abandonnent pour survivre à leur propre douleur ?