L’appartement de l’absence : Héritage d’un père inconnu
« Tu ne comprends pas, Camille, c’est aussi mon histoire ! »
La voix de ma mère résonne dans l’appartement exigu de la rue de Belleville. Je serre la lettre du notaire dans ma main tremblante. Les mots dansent devant mes yeux : « Monsieur Paul Lefèvre lègue à sa fille Camille Lefèvre son appartement situé au 12, rue des Martyrs… »
Paul Lefèvre. Un nom que je n’ai jamais eu le droit de prononcer. Toute mon enfance, j’ai grandi dans le flou, bercée par les silences de ma mère, Hélène. À chaque fois que je posais la question : « Où est mon papa ? », elle me répondait, sèche : « Tu n’as pas de père. »
Mais aujourd’hui, il existe. Il existe dans ce testament, dans ces murs qui sentent la peinture fraîche et la solitude. Il existe dans ce cadeau empoisonné qui fait exploser tout ce que je croyais savoir sur ma famille.
« Tu ne comprends pas… » répète-t-elle, les larmes aux yeux. « Il t’a abandonnée, Camille ! Il m’a laissée seule avec toi, sans un sou, sans un mot ! »
Je la regarde, incapable de répondre. Mon cœur bat trop fort. Je voudrais lui hurler que ce n’est pas juste, que ce n’est pas à moi de payer pour ses blessures. Mais je vois aussi la fatigue sur son visage, les rides creusées par des années de sacrifices.
« Pourquoi tu ne m’as jamais parlé de lui ? » Ma voix est à peine un souffle.
Elle détourne les yeux. « Parce que ça faisait trop mal. Parce que je voulais te protéger. »
Protéger ? De quoi ? De qui ? Je me sens trahie. J’ai grandi avec un vide immense en moi, un vide qu’elle a entretenu par peur ou par orgueil. Et maintenant qu’un morceau de ce passé refait surface, elle veut s’en emparer.
« Tu veux la moitié de l’appartement ? »
Elle hoche la tête, honteuse. « J’ai tout donné pour toi, Camille. J’ai mis ma vie entre parenthèses. Je n’ai jamais eu d’aide de personne… »
Je me souviens des soirs où elle rentrait tard du travail, épuisée, les mains abîmées par les produits ménagers. Je me souviens des Noëls sans cadeaux, des anniversaires oubliés parce qu’il fallait payer le loyer avant tout.
Mais je me souviens aussi de ses colères, de ses silences glacés quand je posais trop de questions. De cette sensation d’être incomplète.
« Ce n’est pas à moi de réparer ce qu’il t’a fait », je murmure.
Elle s’effondre sur le canapé, secouée de sanglots. Je reste debout, figée. Je voudrais la prendre dans mes bras, lui dire que tout ira bien. Mais je n’y arrive pas.
Les jours passent et la tension s’installe entre nous comme une brume épaisse. Elle évite mon regard, je fuis ses questions. L’appartement devient un symbole : celui d’une liberté possible, mais aussi d’un passé qui refuse de mourir.
Je rencontre le notaire, Maître Dupuis, un homme à la voix douce qui m’explique mes droits. « Votre père vous a reconnue légalement avant sa mort. Cet appartement vous appartient en totalité. Votre mère n’a aucun droit dessus… sauf si vous décidez de partager. »
Partager ? Comment partager quelque chose qui représente tout ce que j’ai toujours voulu – une trace de mon père – et tout ce que j’ai toujours redouté – la colère de ma mère ?
Je me confie à mon amie Sophie autour d’un café place de la République.
— Tu vas faire quoi ?
— Je ne sais pas… J’ai l’impression que quoi que je fasse, je perds quelque chose.
— Tu ne peux pas continuer à porter leurs histoires à leur place, Camille.
Ses mots résonnent en moi longtemps après notre conversation.
Un soir, je rentre chez moi et trouve ma mère assise dans le noir.
— Je suis désolée… souffle-t-elle. Je t’ai volé ton histoire parce que j’avais peur qu’elle te fasse du mal… Mais c’est moi qui t’ai blessée.
Je m’assois à côté d’elle. Pour la première fois depuis longtemps, je sens une fissure dans la carapace de rancœur qui nous sépare.
— Peut-être qu’on pourrait vendre l’appartement et partager l’argent ? propose-t-elle timidement.
Je secoue la tête.
— Non… J’ai besoin d’y aller seule. De comprendre qui il était… Peut-être qu’un jour je pourrai partager. Mais pas maintenant.
Elle acquiesce en silence. Nous restons là, côte à côte, deux femmes brisées par les choix d’un homme absent.
Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce que pardonner à ma mère serait trahir mon père ? Ou est-ce que m’accrocher à cet héritage serait refuser d’avancer ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?