Ce n’est qu’un dîner, non ?

« Ce n’est qu’un dîner, pourquoi tu fais tout un plat ? »

La voix de Mathieu résonne encore dans la cuisine, tranchante, indifférente. Je suis debout devant l’évier, les mains plongées dans l’eau tiède, le regard fixé sur la vaisselle sale qui s’accumule. Mon cœur bat trop vite. Je sens mes joues brûler, mais je me retiens de répondre. Pas tout de suite. Pas devant les enfants qui jouent dans le salon, inconscients de la tension qui s’installe.

Cela fait des années que je gère tout : les courses, les rendez-vous chez le médecin pour Lucie et Paul, les lessives, les factures, les anniversaires à ne pas oublier, les réunions parents-profs. Mathieu travaille beaucoup, c’est vrai. Mais moi aussi. Et pourtant, c’est toujours moi qui pense à tout. La fameuse charge mentale, comme ils disent à la radio. Mais chez nous, on n’en parle jamais. On fait comme si c’était normal.

Ce soir-là, j’avais préparé un gratin dauphinois — le plat préféré de Mathieu — et une tarte aux pommes maison. J’avais couru partout après le boulot pour récupérer Lucie à la danse et Paul au foot, tout en répondant aux mails du bureau sur mon téléphone. J’étais épuisée. Mais quand Mathieu est rentré, il a à peine remarqué l’odeur du dîner. Il a juste lancé cette phrase, l’air de rien : « Ce n’est qu’un dîner, pourquoi tu fais tout un plat ? »

Je serre les dents. J’entends encore ma mère me dire : « Il faut savoir tenir une maison, Ariane. » Mais ce soir, j’ai envie de hurler. De tout envoyer valser.

Après avoir couché les enfants, je retrouve Mathieu dans le salon, affalé devant le journal télévisé. Je m’assois en face de lui. Il ne lève même pas les yeux.

— Tu sais ce que ça représente, organiser un simple dîner ?

Il hausse les épaules.

— Franchement Ariane, tu te prends trop la tête. On pourrait commander des pizzas si c’est trop compliqué.

Je sens la colère monter.

— Ce n’est pas le dîner le problème ! C’est tout le reste ! Tu crois que ça se fait tout seul ? Qui pense à acheter le lait pour le petit-déjeuner ? Qui se souvient que ta mère vient dimanche ? Qui gère les inscriptions scolaires ?

Il soupire, agacé.

— Arrête de dramatiser…

Je me lève brusquement. Ma voix tremble.

— Tu ne comprends rien ! J’en ai marre d’être invisible !

Il me regarde enfin, surpris par ma véhémence. Mais il ne dit rien. Le silence s’installe entre nous, lourd comme un couvercle.

Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à toutes ces années où j’ai accepté sans broncher. À toutes ces fois où j’ai mis mes envies de côté pour que tout roule à la maison. Je pense à mes amies — Camille qui a divorcé l’an dernier parce qu’elle n’en pouvait plus, Sophie qui fait semblant que tout va bien alors qu’elle pleure en cachette dans sa voiture.

Le lendemain matin, je prends une décision. Je laisse un mot sur la table : « Aujourd’hui, c’est toi qui gères. Les enfants ont école à 8h30, Lucie a danse à 17h, Paul a besoin d’un déguisement pour la kermesse demain. Bonne chance. »

Je pars travailler plus tôt que d’habitude. Dans le train, je sens un mélange d’angoisse et de soulagement. J’imagine Mathieu paniqué devant le frigo vide ou cherchant la tenue de danse de Lucie dans la pile de linge propre.

À midi, il m’appelle.

— Ariane… euh… tu as mis où le carnet de santé de Paul ?

Je souris malgré moi.

— Cherche bien. Tu verras.

Le soir, je rentre tard exprès. La maison est sens dessus dessous : des miettes partout, des sacs ouverts dans l’entrée, Lucie en pyjama alors qu’il est à peine 19h. Mathieu a l’air épuisé.

— Je ne sais pas comment tu fais… souffle-t-il enfin.

Je m’assois en face de lui.

— Moi non plus je ne sais plus comment faire…

Il baisse les yeux.

— Je suis désolé.

Pour la première fois depuis longtemps, je sens qu’il comprend un peu ce que je vis chaque jour.

On parle longtemps ce soir-là. Des compromis à trouver, du partage des tâches, du respect des besoins de chacun. Ce n’est pas gagné d’avance — il y aura d’autres disputes, d’autres maladresses — mais quelque chose a changé.

Plus tard dans la nuit, allongée dans le noir, je me demande : combien d’entre nous vivent ça en silence ? Combien attendent qu’une phrase banale fasse tout exploser ? Est-ce vraiment si difficile de se comprendre et de partager ?