Ma sœur, ses enfants et le silence de l’ingratitude

« Tu ne comprends pas, maman, j’ai un entretien important demain ! » La voix de Thomas résonne encore dans mon esprit, sèche, presque agacée. C’était la troisième fois que ma sœur Élodie appelait son fils aîné depuis l’hôpital. Je me souviens de ce matin-là comme si c’était hier : la pluie battait contre les vitres de ma cuisine, et Élodie, assise en face de moi, serrait son téléphone entre ses doigts tremblants. Elle venait d’apprendre qu’elle avait un cancer du sein.

Élodie n’a jamais été du genre à se plaindre. Depuis que son mari, Laurent, l’a quittée pour une collègue il y a quinze ans, elle a élevé seule ses trois enfants : Thomas, Camille et Hugo. Elle aurait pu s’effondrer, mais non. Elle a repris des études du soir pour décrocher un CAP cuisine, puis un BTS hôtellerie et enfin une licence en gestion. Elle jonglait entre les services du midi au bistrot du coin et les devoirs du soir avec les enfants. Je l’ai vue acheter des baskets dernier cri à Thomas alors qu’elle portait les mêmes bottines trouées depuis deux hivers. Elle disait toujours : « Mes enfants d’abord. »

Mais ce matin-là, dans ma cuisine, j’ai vu une femme brisée. « Ils ne viennent pas… » a-t-elle murmuré, la voix éteinte. J’ai tenté de la rassurer : « Ils sont sûrement débordés, tu sais comment sont les jeunes aujourd’hui… » Mais au fond de moi, je sentais que quelque chose s’était cassé.

Les jours ont passé. J’ai pris l’habitude d’aller voir Élodie à l’hôpital après le travail. Je lui apportais des madeleines maison ou un roman policier pour lui changer les idées. Les infirmières me disaient qu’elle attendait chaque jour la visite de ses enfants. Mais ils n’étaient jamais venus.

Un soir, alors que je rangeais sa chambre d’hôpital, j’ai trouvé une pile de lettres non envoyées sur sa table de chevet. Des mots simples, des souvenirs d’enfance, des photos de vacances à La Rochelle… Tout ce qu’elle voulait partager avec eux. Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer.

Un dimanche, j’ai décidé d’appeler Camille moi-même. « Camille, c’est ta tante Jeanne… Ta mère aimerait te voir… » Silence gêné à l’autre bout du fil. « Je sais, mais j’ai tellement de boulot… Et puis Hugo a dit qu’il passerait cette semaine… »

Mais Hugo n’est pas venu non plus.

La colère a commencé à monter en moi. Comment pouvaient-ils oublier tout ce qu’elle avait fait pour eux ? Les nuits blanches à veiller sur leurs fièvres, les anniversaires organisés avec trois fois rien mais toujours magiques, les sacrifices silencieux pour qu’ils ne manquent jamais de rien ?

Un soir d’automne, alors que la pluie redoublait dehors, Élodie m’a confié : « J’ai raté quelque chose, Jeanne ? Est-ce que j’ai trop donné ? » Je n’ai pas su quoi répondre. Peut-on aimer trop ? Peut-on se perdre dans le don de soi au point d’en devenir invisible aux yeux de ceux qu’on aime ?

Les semaines ont filé. Élodie a perdu ses cheveux mais pas sa dignité. Elle continuait d’espérer un message, un appel, une visite. Parfois, elle recevait un SMS : « Bon courage maman », ou un emoji cœur envoyé à la va-vite. Mais jamais plus.

Un jour, alors que je lui lisais une lettre qu’elle avait écrite à Hugo – une lettre où elle racontait comment il avait appris à faire du vélo dans le parc Montsouris – elle m’a interrompue : « Arrête Jeanne… Ce n’est plus la peine… »

J’ai voulu secouer ses enfants, leur hurler qu’ils étaient en train de perdre leur mère sans même s’en rendre compte. Mais comment forcer quelqu’un à aimer ?

Élodie est rentrée chez elle quelques semaines plus tard. J’ai continué à passer tous les jours. Un soir, alors que je préparais une soupe dans sa petite cuisine, elle m’a dit : « Tu sais Jeanne… Si c’était à refaire… Je referais tout pareil. Même si ça fait mal aujourd’hui. »

La veille de Noël, Thomas a envoyé un message : « Joyeux Noël maman ! On se voit bientôt ! » Mais il n’est pas venu.

Aujourd’hui, Élodie va mieux physiquement mais son regard s’est éteint. Elle sourit moins souvent. Parfois je la surprends devant la fenêtre du salon, fixant la rue comme si elle attendait encore quelque chose.

Je me demande souvent : qu’est-ce qui pousse certains enfants à oublier leurs parents ? Est-ce la société qui valorise tant l’indépendance qu’on en oublie la gratitude ? Ou bien est-ce nous, les adultes, qui avons failli quelque part ?

Et vous… Pensez-vous qu’on puisse aimer trop ? Peut-on donner sans rien attendre en retour sans finir par se briser ?