À la cantine, la honte et la fierté : l’histoire de Baptiste et sa grand-mère

— Baptiste, rends ton plateau et va t’asseoir là-bas. Tu sais bien que ta carte n’est plus approvisionnée.

La voix sèche de Madame Lefèvre, la surveillante de la cantine, résonne encore dans ma tête. J’ai onze ans, je suis en sixième au collège Jean-Moulin, et ce midi-là, devant toute la file, j’ai senti mon visage brûler. Les regards des autres élèves me transperçaient. Certains ricanaient déjà. J’ai reposé mon plateau, les mains tremblantes, et je me suis assis sur le banc du fond, là où on met ceux qui n’ont pas payé.

— Eh Baptiste, t’as pas d’sous ?

C’était Hugo, le caïd de la classe. Il riait fort, encourageant les autres à faire pareil. J’aurais voulu disparaître. Je savais que Maman avait oublié de recharger ma carte. Depuis que Papa est parti, elle court partout entre son boulot à l’hôpital et mes deux petites sœurs. L’argent manque souvent. Mais jamais je n’avais eu aussi honte.

Je me suis mordu la lèvre pour ne pas pleurer. J’ai pensé à Maman, à ses yeux fatigués quand elle rentre le soir. Je ne voulais pas lui ajouter un souci de plus. Mais ce jour-là, c’était trop lourd.

Quand je suis rentré à la maison, j’ai claqué la porte plus fort que d’habitude. Ma grand-mère, Mamie Lucienne, était là pour garder mes sœurs. Elle a tout de suite vu que quelque chose n’allait pas.

— Qu’est-ce qui t’arrive, mon poussin ?

J’ai craqué. Les mots sont sortis tout seuls :

— À la cantine… ils m’ont humilié devant tout le monde parce qu’on n’a pas payé !

Mamie Lucienne a serré les lèvres. Elle a pris mon visage entre ses mains ridées.

— Personne n’a le droit de te faire sentir moins qu’un autre parce qu’on a moins d’argent. Personne.

Le soir même, elle a appelé Maman. J’ai entendu leurs voix dans la cuisine, basses mais tendues.

— On ne peut pas continuer comme ça, Claire ! Il faut demander une aide sociale pour la cantine.
— Tu sais bien que je travaille déjà trop… Je veux pas qu’on dise que je profite du système…
— Et alors ? Tu crois qu’ils se gênent pour humilier ton fils ?

Le lendemain matin, Mamie Lucienne m’a accompagné au collège. Elle portait son manteau bleu marine élimé mais elle marchait d’un pas décidé. Arrivée devant le bureau du principal, elle a frappé sans hésiter.

— Bonjour Monsieur Martin. Je viens parler du traitement réservé à mon petit-fils hier à la cantine.

Le principal a levé les yeux de ses papiers, surpris par la fermeté de ma grand-mère.

— Nous avons des règles…
— Et vous avez aussi des enfants qui ont faim et des familles en difficulté ! Vous croyez que l’humiliation est une solution ?

J’étais pétrifié mais aussi fier d’elle. Elle n’a pas lâché l’affaire. Elle a exigé qu’on me laisse manger même si la carte n’était pas rechargée et qu’on informe les familles discrètement avant d’agir ainsi.

Ce jour-là, j’ai mangé à la cantine sans problème. Mais les moqueries ont continué.

— Alors Baptiste, c’est ta mamie qui paie pour toi maintenant ?

J’ai serré les poings sous la table. Je ne voulais plus être le pauvre du collège. Mais Mamie Lucienne m’a appris à relever la tête.

Un soir, elle m’a dit :

— Tu sais, moi aussi j’ai connu ça après la guerre. On partageait une pomme de terre à cinq… Mais on avait notre dignité.

Petit à petit, elle m’a aidé à parler de ce que je vivais avec Maman. Ensemble, elles ont rempli le dossier d’aide sociale. Ce n’était pas facile pour Maman d’accepter cette main tendue. Elle avait peur du regard des autres parents d’élèves.

Un matin, alors que je traversais la cour avec mon plateau, Hugo m’a encore lancé :

— T’as eu ton repas gratuit aujourd’hui ?

Mais cette fois j’ai répondu :

— Oui, et alors ? Toi t’as jamais eu faim ?

Il a haussé les épaules et s’est tu. D’autres élèves sont venus me parler après le repas. Certains m’ont avoué qu’eux aussi avaient parfois honte de ne pas avoir les mêmes baskets ou le dernier téléphone.

À la maison, l’ambiance a changé. Maman était soulagée de voir que je mangeais correctement à midi. Mamie Lucienne venait plus souvent nous aider et racontait ses histoires d’enfance pauvre mais heureuse.

Un jour, le principal a organisé une réunion avec les parents pour parler de la précarité au collège. Maman y est allée avec Mamie Lucienne. Elles ont témoigné devant tout le monde. Plusieurs familles ont remercié ma mère d’avoir osé briser le silence.

Aujourd’hui encore, il m’arrive d’avoir honte quand je vois les autres sortir leur goûter bio ou parler de leurs vacances au ski. Mais je pense à Mamie Lucienne et à sa force tranquille.

Est-ce qu’on doit vraiment avoir honte d’être pauvre en France aujourd’hui ? Pourquoi est-ce si difficile d’en parler sans se sentir jugé ?