Dans l’ombre de ma propre maison : quand vieillir, c’est devenir l’invitée de sa fille
— Maman, tu pourrais au moins frapper avant d’entrer dans la chambre d’Emma !
La voix de Claire claque dans le couloir comme un coup de fouet. Je reste figée, la main encore sur la poignée. Emma, ma petite-fille de neuf ans, me regarde avec de grands yeux ronds, mi-surprise, mi-amusée. Je bredouille un pardon, referme doucement la porte et m’appuie contre le mur. Mon cœur bat trop vite pour mon âge. Je ne voulais pas déranger, juste déposer le pull que j’ai tricoté pour elle. Mais ici, tout semble être une intrusion.
Il y a six mois, j’ai quitté mon petit appartement du centre-ville de Tours. Claire n’arrêtait pas de me répéter :
— Maman, tu ne peux pas rester seule à ton âge. Viens vivre avec nous. Tu verras, ce sera mieux pour tout le monde.
J’ai résisté longtemps. J’aimais mon indépendance, mes habitudes, le marché du samedi matin où je retrouvais mes amies. Mais la solitude commençait à peser. Les soirées d’hiver étaient longues et froides. Alors j’ai cédé.
Le déménagement fut un déchirement. J’ai dû laisser derrière moi des meubles trop grands pour leur maison moderne de la banlieue de Tours, des souvenirs entassés dans des cartons que Claire a jugés « inutiles ». Ici, je n’ai qu’une petite chambre au rez-de-chaussée, avec une fenêtre qui donne sur le garage.
Au début, tout semblait parfait. Claire m’a accueillie avec un grand sourire, son mari Laurent m’a aidée à installer mes affaires. Emma m’a serrée fort dans ses bras :
— Mamie, tu vas rester pour toujours ?
Mais très vite, j’ai compris que je n’étais qu’une invitée. Une invitée de trop.
Le matin, je me lève tôt comme toujours. Je prépare le café, mets la table. Mais Claire descend en râlant :
— Maman, tu n’es pas obligée de tout faire. On a nos habitudes ici.
Alors je me retire dans ma chambre. J’écoute les bruits de la maison : les pas précipités d’Emma qui cherche son cartable, les disputes feutrées entre Claire et Laurent à propos des factures ou du planning du week-end. Je me sens invisible.
Un jour, j’ai voulu aider Emma avec ses devoirs.
— Mamie, c’est pas comme ça qu’on fait maintenant ! s’est-elle exclamée en soupirant.
Claire est intervenue :
— Laisse, maman. Les méthodes ont changé depuis ton époque.
Depuis, je n’ose plus proposer mon aide.
Le soir, ils dînent tous les trois devant la télévision. Je m’assois à table avec eux mais je sens bien que je dérange leur routine. Les conversations tournent autour du travail de Claire à la mairie, des soucis de Laurent avec sa voiture, des copines d’Emma à l’école. Personne ne me demande comment je vais.
Un soir, j’ai tenté :
— Vous vous souvenez du Noël où…
Mais Claire m’a coupée :
— Maman, Emma doit se coucher tôt ce soir.
Je me suis tue. J’ai avalé ma soupe en silence.
Les week-ends sont encore plus difficiles. Ils partent souvent chez les parents de Laurent ou font des sorties entre eux. On me propose parfois de venir mais je sens bien que c’est par politesse. Alors je préfère rester à la maison à regarder par la fenêtre les voisins promener leur chien.
Un dimanche matin, j’ai surpris une conversation entre Claire et Laurent :
— Elle est gentille maman mais… c’est compliqué. J’ai l’impression qu’elle ne s’adapte pas.
— Elle fait des efforts pourtant…
— Oui mais… c’est chez nous ici.
J’ai eu envie de pleurer. Chez eux. Pas chez moi.
Je repense souvent à mon appartement, à mes plantes sur le balcon, à la vieille voisine qui venait prendre le thé. Ici, même mon tricot semble déplacé :
— Tu pourrais éviter de laisser traîner tes pelotes partout ?
Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre les vitres et que la maison était plongée dans le silence après le coucher d’Emma, Claire est venue me voir dans ma chambre.
— Maman… ça va ?
J’ai voulu lui dire que non, que je me sens seule même entourée d’eux, que j’ai l’impression d’être un meuble qu’on déplace selon les besoins. Mais je n’ai rien dit. J’ai juste souri faiblement.
Elle a soupiré et m’a embrassée sur le front avant de repartir.
Je me demande souvent si c’est ça vieillir : devenir invisible dans sa propre famille. Être là sans vraiment exister pour les autres. Est-ce que c’est pareil chez vous ? Est-ce qu’on finit tous par devenir des invités dans la maison de nos enfants ?