Ma fille, trente-huit ans, célibataire, et le désir d’un enfant : le vertige d’une mère face à l’imprévu

— Maman… je crois que je n’y arriverai jamais.

Sa voix tremblait, presque étranglée par les sanglots. Je me suis figée sur le seuil du salon, la main crispée sur la poignée de la porte. Camille, ma fille unique, assise en tailleur sur le vieux fauteuil près de la fenêtre, fixait le jardin d’un regard vide. Le soleil du matin caressait ses cheveux bruns, mais son visage était ravagé par la tristesse.

— Qu’est-ce qui se passe, ma chérie ?

Elle a essuyé ses larmes d’un revers de manche, tentant de retrouver contenance. Mais la façade s’est effondrée d’un coup :

— J’ai trente-huit ans, maman. Je suis seule. Et je veux un enfant. J’ai peur que ce soit trop tard…

Le silence s’est abattu sur nous comme une chape de plomb. J’ai senti mon cœur se serrer, envahi par une panique sourde. Comment répondre à ça ? Moi qui avais toujours cru que Camille finirait par rencontrer quelqu’un, qu’elle suivrait le même chemin que ses cousines, que moi…

La veille encore, au mariage de ma nièce Sophie, tout semblait si simple. Les rires, les danses, les promesses d’avenir. Camille avait souri toute la soirée, mais maintenant je comprenais : elle avait porté ce masque pour ne pas gâcher la fête.

— Tu sais… tu n’es pas obligée de suivre le même chemin que tout le monde, ai-je tenté.

Elle a secoué la tête, un sourire amer aux lèvres.

— Ce n’est pas ça. Je ne veux pas d’un homme à tout prix. Mais je veux être mère. J’y pense tout le temps. Et plus les années passent, plus j’ai l’impression que tout le monde me juge…

Je n’ai rien répondu. J’ai pensé à ma propre mère, à ses remarques acides : « À ton âge, j’avais déjà trois enfants ! » J’ai pensé à mes sœurs, à leurs regards en coin chaque fois que Camille venait seule aux repas de famille.

— Tu sais ce qu’a dit tante Hélène hier soir ? Elle m’a prise à part pour me demander si je n’étais pas trop triste de voir Sophie se marier avant moi… Comme si c’était une course !

Sa voix s’est brisée. Je me suis approchée et l’ai prise dans mes bras. J’aurais voulu lui dire que tout irait bien, mais je n’en savais rien.

— Tu as déjà pensé à… faire un enfant toute seule ?

Elle a hoché la tête.

— Oui. Mais tu sais comment c’est en France… Les démarches sont longues, compliquées. Et puis… j’ai peur d’être jugée. Par la famille, par les collègues… Même par toi.

J’ai senti une pointe de honte me traverser. C’est vrai : j’avais souvent espéré qu’elle « se case », qu’elle me donne des petits-enfants « comme il faut ». Mais là, face à sa détresse, tout ça me paraissait dérisoire.

— Ce n’est pas à eux de décider pour toi. Ni à moi.

Elle a souri faiblement.

— Tu crois que je pourrais être une bonne mère ? Toute seule ?

Je me suis rappelé ses années d’études à Lyon, sa ténacité malgré les galères de logement et les petits boulots. Sa douceur avec ses élèves — elle est professeure des écoles dans une banlieue difficile de Toulouse — et sa patience avec ses amies en crise.

— Je crois que tu serais une mère formidable.

Un silence apaisé s’est installé entre nous. Mais au fond de moi, mille questions tourbillonnaient : comment allait réagir le reste de la famille ? Comment allions-nous affronter les regards dans notre petit village du Lot ?

Le lendemain, au petit-déjeuner, Camille a abordé le sujet frontalement :

— J’ai pris rendez-vous dans une clinique à Bordeaux pour me renseigner sur la PMA. Je voulais t’en parler avant d’en parler aux autres…

J’ai senti la peur revenir : peur du scandale familial, peur pour elle aussi — des échecs médicaux, de la solitude des débuts… Mais j’ai vu dans ses yeux une détermination nouvelle.

Les semaines suivantes ont été un tourbillon : rendez-vous médicaux, paperasse administrative, discussions houleuses avec mes sœurs (« Elle va vraiment faire ça ? Toute seule ? »), confidences nocturnes avec Camille sur ses doutes et ses espoirs. Parfois je vacillais : étais-je une bonne mère en l’encourageant ? Ou aurais-je dû lui conseiller d’attendre encore ?

Un soir d’automne, alors que nous rentrions d’une réunion familiale tendue — mon frère avait lancé un « C’est égoïste d’imposer un père absent à un enfant » qui m’avait glacée — Camille a éclaté :

— Pourquoi est-ce toujours aux femmes de porter la honte ? Pourquoi personne ne demande à Paul pourquoi il ne s’occupe jamais de ses enfants ?

Je n’ai pas su quoi répondre. Moi aussi j’avais grandi avec ces idées-là : une famille « normale », c’est un père et une mère. Mais aujourd’hui… Qu’est-ce que ça veut dire « normal » ?

Les mois ont passé. Camille a commencé son parcours PMA avec courage — piqûres, examens médicaux humiliants, attente interminable des résultats. Parfois elle craquait :

— Et si ça ne marche pas ? Et si je reste seule toute ma vie ?

Je faisais semblant d’être forte pour elle. Mais la nuit, je priais en silence pour qu’elle trouve enfin sa place dans ce monde qui juge si vite.

Un matin de décembre, elle m’a appelée en larmes :

— Maman… c’est positif ! Je vais avoir un bébé !

J’ai pleuré avec elle. De joie, de soulagement — mais aussi d’inquiétude pour l’avenir.

Aujourd’hui encore, alors que je caresse son ventre arrondi et que j’imagine ce petit être qui va bouleverser nos vies, je me demande : ai-je eu raison de l’encourager ? Serons-nous assez fortes pour affronter les regards et les jugements ?

Et vous… Que feriez-vous à ma place ? Peut-on vraiment être heureux en dehors des chemins tout tracés par la société française ?