Le prix du dévouement : Chronique d’une grand-mère invisible

« Tu peux venir plus tôt demain, Maman ? » La voix de ma fille, Claire, résonne dans le combiné. Il est 21h47. Je suis déjà en pyjama, mon infusion refroidit sur la table basse. J’hésite à répondre. Je sais ce que cela signifie : mettre le réveil à 6h30, traverser la ville en bus, préparer les tartines de Paul et Léa, les habiller, courir après leurs chaussures égarées. Et tout cela, alors que je rêvais d’une retraite paisible.

Je n’ai jamais imaginé que la vieillesse ressemblerait à ça. J’avais élevé mes deux enfants seule après le départ de leur père. J’avais travaillé trente-cinq ans comme institutrice à l’école primaire de la rue des Lilas, à Tours. J’avais attendu cette retraite comme une délivrance. Enfin du temps pour moi ! Des livres à lire, des expositions à visiter, des petits week-ends en Bretagne avec mes amies du club de lecture…

Mais voilà : Claire a repris le travail après son congé maternité. Son mari, Julien, fait des horaires impossibles à la SNCF. Mon fils, Thomas, vit à Bordeaux et ne revient qu’aux grandes occasions. Alors, quand Claire m’a demandé si je pouvais garder les enfants « juste quelques semaines », j’ai dit oui. Comment refuser ?

Au début, j’étais heureuse. Paul m’a serrée fort dans ses bras : « Mamie, tu restes avec nous ? » Léa m’a offert son doudou en guise de bienvenue. Les premiers jours étaient doux : on faisait des crêpes, on dessinait des monstres rigolos, on allait nourrir les canards au parc Mirabeau.

Mais les semaines sont devenues des mois. Les « quelques semaines » se sont transformées en routine. Plus personne ne me demandait si ça m’allait. On me déposait les enfants à 7h15 avec un baiser rapide et un « Merci Maman, t’es un amour ! » avant de filer au travail. Le soir, on venait les récupérer vers 19h30, parfois plus tard. Parfois, on oubliait même de me prévenir d’un retard.

Un matin de novembre, alors que je tentais d’enfiler un manteau trop petit à Léa qui hurlait « Je veux pas aller à l’école ! », j’ai senti une boule dans ma gorge. Je me suis surprise à crier : « Mais enfin Léa, tu ne peux pas faire un effort ? » Elle a fondu en larmes. Paul m’a regardée avec de grands yeux ronds : « Mamie, t’es fâchée ? »

Je me suis assise sur le lit de Paul et j’ai pleuré aussi. Je n’étais plus la mamie gâteau du début. J’étais fatiguée, irritable, invisible.

Un soir, j’ai tenté d’en parler à Claire :
— Tu sais, Claire… Je commence à être un peu fatiguée. Peut-être qu’on pourrait trouver une solution pour que je ne sois pas là tous les jours ?
Elle a soupiré :
— Oh Maman… Tu sais bien qu’on n’a pas les moyens de payer une nounou ! Et puis tu adores les enfants…

J’ai senti la culpabilité m’envahir. Oui, je les adore. Mais ai-je le droit d’exister en dehors d’eux ?

Les jours ont continué à s’enchaîner. J’ai arrêté le club de lecture : trop fatiguée le soir pour sortir. J’ai refusé l’invitation d’Anne-Sophie pour un week-end à La Rochelle : « Je ne peux pas laisser Claire dans l’embarras… »

Un dimanche matin, alors que je préparais des crêpes pour le petit-déjeuner familial, j’ai surpris une conversation entre Claire et Julien dans la cuisine :
— Franchement, heureusement qu’on a Maman…
— Oui mais elle commence à râler un peu trop… Faudrait pas qu’elle nous lâche maintenant.

J’ai eu l’impression d’être un meuble utile mais encombrant.

La veille de Noël, toute la famille était réunie chez moi. Thomas était venu de Bordeaux avec sa compagne. On riait autour de la table quand il a lancé :
— Dis donc Maman, t’as pas changé ! Toujours à t’occuper de tout le monde !
J’ai souri mais mon cœur s’est serré.

Après le repas, alors que je débarrassais seule la table, Thomas est venu me voir :
— Tu vas bien ? Tu as l’air fatiguée…
J’ai haussé les épaules :
— C’est rien… Juste un peu dépassée parfois.
Il m’a regardée longuement :
— Tu sais que tu as le droit de dire non ?

Cette phrase a résonné toute la nuit dans ma tête.

Le lendemain matin, j’ai pris une décision. J’ai appelé Claire et Thomas autour d’un café.
— Il faut qu’on parle. Je vous aime plus que tout mais… je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin de temps pour moi aussi.
Claire a blêmi :
— Mais Maman… On compte sur toi !
Thomas a posé sa main sur la sienne :
— Claire, on ne peut pas tout demander à Maman non plus.

Il y a eu un long silence. Puis Léa est arrivée en courant :
— Mamie, tu viens jouer ?
J’ai souri tristement :
— Oui ma chérie… Mais Mamie a aussi besoin de se reposer parfois.

Depuis ce jour-là, j’essaie d’apprendre à dire non. Ce n’est pas facile. La culpabilité me ronge encore souvent. Mais j’ai repris le club de lecture. J’ai réservé un week-end en Bretagne avec Anne-Sophie.

Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile pour une mère – une grand-mère – de poser ses limites sans passer pour égoïste ? Est-ce que l’amour doit toujours rimer avec sacrifice ?