Quand j’ai suivi mon cœur pour aider mon fils et ma belle-fille, je ne savais pas que je tombais dans un piège

« Tu pourrais rester un peu plus tard, maman ? Camille a encore une réunion Zoom ce soir… »

La voix de Pierre résonne dans la cuisine, mêlée au bruit du micro-ondes et aux pleurs étouffés de la petite Lucie. Je serre la poignée du sac de courses, le dos déjà douloureux après avoir traversé tout le centre-ville de Nantes pour trouver les yaourts bio que Camille préfère. Je regarde mon fils, mon grand garçon de 31 ans, et je me demande à quel moment il a cessé de voir en moi sa mère pour ne plus voir qu’une nounou à disposition.

Je n’ai jamais été une femme faible. Après la mort de mon mari, j’ai élevé Pierre seule, jonglant entre mon poste à la mairie et les devoirs du soir. J’ai tout donné pour qu’il ne manque de rien. Alors, quand il m’a demandé de venir les aider après la naissance de Lucie, j’ai dit oui sans hésiter. Je me voyais déjà grand-mère gâteau, tricotant des chaussons et racontant des histoires. Mais la réalité s’est vite imposée : ici, je ne suis pas invitée, je suis attendue. Et chaque jour, la liste des tâches s’allonge.

« Maman, tu pourrais repasser mes chemises ? »
« Françoise, tu pourrais récupérer Jules à la crèche ? »
« Tu pourrais préparer le dîner ? »

Camille ne me regarde presque jamais dans les yeux. Elle pianote sur son téléphone, me corrige sur la cuisson du riz ou soupire quand je propose une sortie au parc. Je sens bien que je dérange dans leur appartement moderne où tout est blanc, froid, impersonnel. Pourtant, c’est moi qui fais tourner la maison.

Un soir, alors que je rangeais les jouets dans le salon, j’ai surpris une conversation derrière la porte entrouverte de leur chambre.

— Elle va rester encore longtemps ?
— Je ne sais pas… On a besoin d’elle pour l’instant.
— Oui mais… c’est pesant. J’ai l’impression qu’elle juge tout ce que je fais.

Mon cœur s’est serré. Je n’ai rien dit. J’ai continué à sourire, à préparer des tartines pour Lucie, à laver les draps souillés par Jules. Mais chaque mot entendu résonnait en moi comme une gifle.

Un matin, alors que je déposais Jules à la crèche sous une pluie battante, une éducatrice m’a demandé : « Vous êtes la nounou ? » J’ai bafouillé un « Non… je suis la grand-mère », mais le doute s’est installé. Suis-je encore la mère de Pierre ou suis-je devenue invisible ?

J’ai tenté d’en parler à Pierre un dimanche après-midi.

— Pierre, tu sais… Je commence à être fatiguée. J’aimerais avoir un peu de temps pour moi.

Il a soupiré sans lever les yeux de son ordinateur.

— Maman, on compte sur toi. Camille est épuisée et moi aussi. Tu pourrais faire un effort.

Un effort ? Après tout ce que j’ai déjà donné ?

Les semaines ont passé. J’ai commencé à perdre le sommeil. Je me suis surprise à pleurer en silence dans la salle de bains. J’ai pensé à ma petite maison à Saint-Nazaire, à mes amis du club de lecture, à mes promenades sur la plage. Tout cela me semblait si loin.

Un soir d’avril, alors que Camille rentrait tard du travail, elle a trouvé Lucie fiévreuse dans mes bras.

— Pourquoi tu ne m’as pas appelée plus tôt ?
— Elle s’est réveillée il y a dix minutes…
— Tu aurais dû anticiper !

Sa voix était dure. Pierre est arrivé en courant et m’a lancé un regard accusateur. J’ai senti la colère monter en moi.

— Ça suffit ! Je ne suis pas votre employée ! Je suis venue par amour, pas pour être traitée comme une domestique !

Le silence est tombé dans l’appartement. Camille a baissé les yeux. Pierre a voulu parler mais je l’ai coupé :

— Je rentre chez moi demain.

Cette nuit-là, j’ai fait ma valise en pleurant toutes les larmes de mon corps. Le lendemain matin, Lucie m’a serrée fort dans ses petits bras potelés.

— Mamie reste ?

J’ai embrassé sa joue chaude et j’ai murmuré :

— Mamie doit rentrer chez elle maintenant.

Dans le train qui me ramenait vers l’océan, j’ai regardé défiler les paysages bretons et j’ai repensé à toutes ces années où j’ai cru qu’aimer signifiait se sacrifier sans compter. Mais aujourd’hui, je comprends qu’il faut aussi savoir s’aimer soi-même.

Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi après avoir tout donné ? Peut-on vraiment aider ses enfants sans se perdre ? Qu’en pensez-vous ?