Entre le cuir et le sang : Quand une voiture vaut plus qu’un petit-fils

— Non, Claire, je t’assure, on ne peut pas venir aujourd’hui. Il pleut, tu comprends ? Avec la nouvelle Citroën, on ne prend pas de risques.

La voix de ma belle-mère, Monique, résonne encore dans ma tête. J’ai raccroché sans répondre, la gorge serrée, les mains tremblantes. J’ai regardé mon fils, Louis, trois ans, qui jouait dans le salon avec ses petites voitures en plastique. Il attendait ses grands-parents depuis des semaines. Il avait même dessiné un « circuit » sur une feuille pour leur montrer.

Je me suis assise à côté de lui, tentant de masquer ma déception. « Ils ne viendront pas aujourd’hui, mon cœur. Il pleut trop fort pour leur voiture. » Louis a haussé les épaules, sans comprendre. Pour lui, la pluie, c’est juste l’occasion de sauter dans les flaques.

J’ai repensé à toutes ces fois où Monique et Gérard avaient annulé à la dernière minute. Toujours une excuse : la météo, la circulation, la peur des gravillons sur la carrosserie flambant neuve. Depuis qu’ils avaient acheté cette Citroën C5 Aircross, c’était devenu leur obsession. Ils en parlaient comme d’un membre de la famille. Gérard passait ses week-ends à la polir, Monique refusait qu’on y monte avec des chaussures sales.

Un soir, lors d’un dîner chez eux à Dijon, j’avais osé plaisanter : « On dirait que vous aimez plus votre voiture que votre petit-fils ! » Le silence qui avait suivi m’avait glacée. Gérard avait répondu sèchement : « On a travaillé toute notre vie pour se payer ce plaisir. Tu ne peux pas comprendre. »

Mais moi, ce que je ne comprenais pas, c’était comment on pouvait préférer un objet à un enfant. Surtout quand cet enfant n’a que ses grands-parents pour combler l’absence d’un père trop souvent en déplacement.

Ce matin-là, après leur appel, j’ai craqué. J’ai appelé ma mère à Besançon. Elle a pris le train dans l’heure pour venir passer le week-end avec nous. Elle n’a jamais eu de voiture neuve, elle. Mais elle a toujours su faire passer sa famille avant tout.

Le dimanche suivant, Monique m’a appelée :
— On peut passer cet après-midi ? Il fait beau.
— Non, maman est là. Louis est occupé avec elle.
Un silence gênant s’est installé.
— Tu sais Claire… On ne veut pas abîmer la voiture. On l’a attendue si longtemps…
J’ai explosé :
— Et Louis ? Vous l’attendez aussi longtemps ? Il grandit sans vous !

J’ai raccroché brutalement. J’ai pleuré toute la nuit. Mon mari, Thomas, n’a rien dit. Il fuit le conflit avec ses parents comme la peste. Mais moi, je ne pouvais plus supporter cette indifférence déguisée en prudence.

Quelques jours plus tard, Gérard a débarqué sans prévenir. À pied. Il avait pris le bus depuis le centre-ville. Il avait l’air fatigué, vieilli.
— Je voulais voir Louis… et m’excuser.
Louis s’est jeté dans ses bras sans hésiter.
— Tu sais Claire… Je crois qu’on s’est trompés de priorité. La voiture… c’est rien à côté de lui.

J’ai fondu en larmes dans la cuisine pendant que Louis montrait fièrement son dessin à son grand-père.

Mais Monique n’est jamais venue ce jour-là. Elle n’a pas appelé non plus. Depuis, elle m’évite. Elle préfère rester dans son cocon, avec sa Citroën et ses habitudes bien rangées.

Aujourd’hui encore, je me demande : comment faire comprendre à ceux qu’on aime que rien n’est plus précieux que le temps passé ensemble ? Est-ce que l’on peut vraiment changer les priorités d’une génération qui a tant sacrifié pour posséder ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?