Accoucher sous le regard de l’autre : quand la force se révèle dans la douleur
« Tu pourrais faire un effort, non ? Regarde toutes ces femmes qui accouchent sans crier… »
La voix de Julien résonne dans la salle d’accouchement, froide, tranchante, alors que je suis en proie à une contraction qui me déchire le ventre. Je serre les dents, la sueur perle sur mon front, et je sens la colère monter en moi, se mêlant à la douleur. Je n’arrive pas à croire qu’il ose me juger à cet instant précis, alors que je suis vulnérable, exposée, en train de donner la vie à notre enfant.
Je tourne la tête vers lui, les yeux embués de larmes. « Tu crois que c’est facile ? Tu veux prendre ma place ? » Ma voix tremble, mais il détourne le regard, gêné par les regards des sages-femmes. Je sens leur compassion silencieuse, mais aussi leur malaise face à cette tension qui flotte dans l’air.
Depuis des mois, Julien et moi nous préparions à ce moment. Nous avions suivi les cours de préparation à la maternité à l’hôpital de Nantes, discuté des prénoms, décoré la chambre du bébé avec soin. Mais jamais je n’aurais imaginé qu’il me laisserait tomber au moment où j’avais le plus besoin de lui. Lui, si rationnel, si sûr de lui dans sa vie professionnelle d’ingénieur, semblait incapable de comprendre ce que je vivais.
Les heures passent. Les contractions s’intensifient. À chaque cri que je pousse, il soupire ou lève les yeux au ciel. « Arrête de faire ta comédie, Lucie… » souffle-t-il à voix basse, pensant que personne ne l’entend. Mais moi, je l’entends. Et chaque mot est une gifle.
Je repense à ma mère qui m’a élevée seule après le départ de mon père. À sa force silencieuse, à ses sacrifices. Je me demande si elle aussi a connu cette solitude dans la douleur. Je me sens trahie par celui qui aurait dû être mon roc.
Quand enfin le bébé arrive, dans un mélange de cris et de larmes, je sens une vague de soulagement m’envahir. La sage-femme pose notre fille sur ma poitrine. Je pleure, mais ce ne sont plus des larmes de douleur : c’est un mélange d’amour et d’épuisement. Julien regarde la petite sans un mot, puis s’approche timidement pour caresser sa joue.
Après quelques heures en salle de repos, il tente de briser la glace :
— Tu sais… je voulais juste t’encourager à être forte.
Je le fixe, incrédule.
— Forte ? Tu crois que c’est ça, être forte ? Critiquer celle qui donne la vie à ton enfant ?
Il baisse les yeux. Un silence lourd s’installe.
Les jours suivants à la maternité sont difficiles. Je me sens seule malgré les visites de la famille et des amis. Ma belle-mère, Françoise, arrive avec un bouquet de pivoines et me glisse à l’oreille : « Les hommes ne comprennent rien à tout ça… Il faut leur pardonner. » Mais pourquoi devrais-je toujours pardonner ? Pourquoi est-ce à moi d’être compréhensive alors qu’on m’a blessée ?
De retour à la maison, tout semble différent. Les nuits blanches s’enchaînent, les pleurs du bébé résonnent dans notre petit appartement du centre-ville. Julien reprend le travail rapidement ; il rentre tard, fatigué, souvent irritable. Je me débats avec l’allaitement douloureux, les couches, la solitude. Parfois il me regarde changer la petite et soupire : « Tu pourrais faire ça plus vite… »
Un soir, alors que je berce notre fille pour la centième fois de la journée, je sens une rage sourde monter en moi. Je pose doucement le bébé dans son berceau et vais retrouver Julien dans le salon.
— Il faut qu’on parle.
Il relève la tête de son ordinateur, surpris par mon ton ferme.
— Tu sais ce que tu m’as fait vivre à la maternité ?
Il hésite puis hausse les épaules :
— J’étais stressé… Je ne savais pas comment réagir.
— Tu m’as humiliée devant tout le monde ! J’avais besoin de toi et tu m’as jugée comme si j’étais faible !
Il se lève brusquement :
— Mais tu cries tout le temps ! Tu dramatises tout !
Je sens mes mains trembler mais je refuse de céder.
— Non Julien. Cette fois-ci tu vas m’écouter. C’est moi qui ai porté cet enfant neuf mois. C’est moi qui ai souffert pour lui donner la vie. Et toi tu étais là… à me rabaisser !
Il reste silencieux. Pour la première fois depuis longtemps, il semble vraiment m’écouter.
Les jours suivants sont tendus mais différents. Julien commence à prendre plus souvent le relais avec notre fille. Il se lève la nuit pour donner le biberon quand je suis épuisée. Un matin, alors que je pleure discrètement dans la cuisine en pensant à tout ce que j’ai traversé seule, il vient derrière moi et me serre dans ses bras.
— Je suis désolé Lucie… Je croyais bien faire mais j’ai été nul. J’ai eu peur et j’ai réagi comme un idiot.
Je laisse couler mes larmes sur son épaule sans répondre tout de suite. Peut-être qu’il a compris. Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour reconstruire quelque chose sur des bases plus solides.
Aujourd’hui encore, quand je regarde ma fille dormir paisiblement dans son lit à barreaux blanc, je repense à cette nuit où j’ai découvert en moi une force insoupçonnée. Une force née de la douleur et du manque de soutien. Et je me demande : pourquoi tant d’hommes ont-ils encore du mal à comprendre ce que vivent les femmes ? Pourquoi est-ce toujours à nous de prouver notre valeur ?
Et vous… avez-vous déjà ressenti cette solitude au moment où vous aviez le plus besoin d’être soutenue ?