Les épreuves de l’âge adulte : Le choix de Camille
« Jérôme, Vincent, vous croyez vraiment que la vie dehors sera plus facile qu’ici ? » Ma voix tremble, mais je refuse de laisser couler mes larmes devant eux. La table est dressée, le gratin fume encore, mais personne n’a faim. Mes deux fils se tiennent debout dans le salon, sacs à dos prêts, visages fermés. Leur décision est prise : ils veulent quitter la maison.
Vincent, l’aîné, me lance un regard dur. « Maman, tu ne comprends pas. On a besoin d’essayer. On ne peut pas rester enfermés ici toute notre vie. »
Jérôme, plus jeune mais tout aussi déterminé, ajoute : « On veut juste voir si on peut s’en sortir seuls. »
Je serre la nappe entre mes doigts. Depuis la mort de leur père il y a trois ans, j’ai tout fait pour maintenir l’équilibre. Je me suis battue contre la solitude, contre les factures qui s’accumulent, contre la peur de les voir partir trop tôt. Mais ce soir, je sens que je perds le contrôle.
« Et si vous échouez ? Si vous n’avez plus rien à manger ? Si vous tombez malades ? »
Vincent hausse les épaules. « On reviendra. Mais il faut qu’on essaie. »
Le silence s’abat sur la pièce. Ma fille cadette, Lucie, observe la scène depuis l’escalier, ses yeux grands ouverts. Elle n’a que dix ans et ne comprend pas encore pourquoi ses frères veulent partir.
Je me souviens de mon propre départ de chez mes parents à Lyon, à dix-huit ans. J’avais juré de ne jamais reproduire leurs erreurs, de ne jamais imposer mes peurs à mes enfants. Mais aujourd’hui, je comprends combien il est difficile de lâcher prise.
Le lendemain matin, ils partent. Je les regarde descendre l’allée avec leurs sacs trop lourds pour leurs épaules encore frêles. Je retiens mes larmes jusqu’à ce qu’ils disparaissent au coin de la rue.
Les jours suivants sont un supplice. La maison résonne du silence laissé par leur absence. Lucie me pose mille questions : « Ils vont revenir quand ? Est-ce qu’ils ont assez à manger ? Est-ce qu’ils dorment bien ? » Je réponds comme je peux, mais au fond de moi, je suis rongée par l’angoisse.
Un soir, alors que je rentre du travail à la mairie, je trouve Lucie en train de préparer des sandwiches. « C’est pour Vincent et Jérôme », dit-elle simplement. Elle veut qu’on aille leur porter à manger. J’accepte, incapable de lui refuser ce geste d’amour.
Nous traversons le quartier populaire où ils ont trouvé une colocation avec deux autres jeunes : Sébastien et Amélie. L’immeuble est délabré, l’ascenseur en panne. Nous montons les six étages à pied.
Quand Vincent ouvre la porte, il a l’air fatigué mais heureux de nous voir. Jérôme est assis sur un matelas posé à même le sol, entouré de cartons qui servent de meubles.
« Ça va ? » je demande en essayant de masquer mon inquiétude.
Vincent sourit faiblement : « On apprend… C’est pas facile tous les jours. »
Amélie arrive avec une casserole de pâtes trop cuites et plaisante : « Ici, on survit grâce au riz et aux nouilles ! »
Je ris malgré moi. Jérôme me raconte qu’il a trouvé un petit boulot dans une boulangerie du quartier. Vincent fait des livraisons en vélo pour arrondir les fins de mois.
Mais derrière leurs sourires bravaches, je sens la fatigue et le doute. Un soir d’orage, Jérôme m’appelle en pleurs : « Maman, j’en peux plus… J’ai perdu mon boulot… J’ai faim… »
Je saute dans ma voiture et fonce le chercher sous la pluie battante. Sur le trajet du retour, il sanglote : « Je voulais te prouver que j’étais fort… Mais c’est trop dur… »
Je serre sa main dans la mienne : « Être adulte, ce n’est pas tout réussir du premier coup… C’est savoir demander de l’aide quand on en a besoin. »
Quelques semaines plus tard, Vincent rentre aussi temporairement à la maison après une chute à vélo qui lui vaut une jambe plâtrée. La famille se retrouve réunie autour du vieux salon défraîchi, et malgré les disputes et les non-dits, je sens que quelque chose a changé.
Un soir d’été, alors que nous dînons tous ensemble sur le balcon, Vincent prend la parole : « Maman… Merci de nous avoir laissé essayer. Même si on s’est plantés parfois… On a appris beaucoup sur nous-mêmes. »
Jérôme ajoute : « Et sur toi aussi… On croyait que tu voulais nous retenir par peur… Mais tu voulais juste nous protéger. »
Je souris tristement : « Peut-être que j’ai eu tort d’avoir si peur… Mais peut-on vraiment empêcher ceux qu’on aime de tomber ? »
La nuit tombe sur notre petit appartement lyonnais. Je regarde mes enfants grandir sous mes yeux et je me demande :
« Faut-il laisser partir ceux qu’on aime pour qu’ils apprennent à revenir ? Et vous, auriez-vous eu le courage de les laisser partir ? »