Il m’a quittée au neuvième mois de grossesse… Trois ans plus tard, il est revenu frapper à ma porte
« Camille, il faut qu’on parle. »
La voix d’Antoine résonne dans le couloir, tremblante, presque étrangère. Je serre la main de ma fille, Léa, qui me regarde avec ses grands yeux bruns, innocente, inconsciente du séisme qui s’annonce. Trois ans. Trois ans sans nouvelles, sans un mot, sans un message. Trois ans à me demander comment on peut disparaître ainsi, à quelques jours de la naissance de son enfant.
Je me revois, ce soir-là, dans notre petit appartement de Nantes. Le ventre énorme, les jambes lourdes, et cette lettre posée sur la table basse. « Je n’y arrive plus. Je suis désolé. » Pas un mot de plus. Pas d’explication. Juste la fuite, la lâcheté. J’ai hurlé, pleuré, frappé contre les murs. Ma mère a accouru de Rennes pour m’aider à tenir debout. Les contractions ont commencé deux jours plus tard.
« Maman, c’est qui le monsieur ? » demande Léa en tirant sur ma manche.
Je me penche vers elle, la gorge serrée. « C’est… un ami. Viens dans ta chambre, je te rejoins tout de suite. »
Antoine attend dans l’entrée, les mains tremblantes. Il a vieilli. Les cernes creusent son visage, ses cheveux sont plus courts qu’avant. Il n’a plus rien du garçon insouciant que j’ai aimé huit ans durant. Huit ans à se tourner autour, à vivre chacun chez soi parce qu’on avait peur de s’étouffer. On croyait que l’amour suffisait, qu’on pouvait tout affronter tant qu’on gardait notre liberté.
Mais la liberté s’est transformée en fuite quand j’ai annoncé ma grossesse. Il a paniqué. Moi aussi, j’avais peur, mais je voulais y croire. On s’est mariés à la mairie du quartier Saint-Félix, un matin pluvieux de février. Nos parents étaient là, gênés, silencieux. On a souri pour la photo, mais je sentais déjà la distance entre nous.
« Camille… Je sais que tu ne veux pas me voir. Mais il faut que tu m’écoutes. »
Je croise les bras sur ma poitrine. « Tu veux que je t’écoute ? Après trois ans de silence ? Après m’avoir laissée seule avec un bébé ? Tu te rends compte de ce que tu as fait ? »
Il baisse les yeux. « Je sais… Je n’ai pas d’excuse. J’étais perdu. J’ai eu peur d’être père, peur de tout rater comme mon propre père l’a fait avec moi… Je n’ai pas eu le courage de rester. Mais pas un jour ne passe sans que je pense à vous deux. »
Je sens la colère monter en moi comme une vague brûlante. Pendant des mois, j’ai dû affronter les regards des voisins, les questions des collègues à l’école où j’enseigne le français. « Et le papa, il est où ? » J’ai appris à sourire en répondant qu’il était « parti pour le travail », puis j’ai arrêté de mentir.
Ma mère m’a soutenue, mais elle ne s’est jamais privée de me rappeler que « les hommes comme Antoine ne changent pas ». Mon père a coupé les ponts avec lui du jour au lendemain.
Les nuits blanches avec Léa malade, les factures qui s’accumulent, les rendez-vous à la CAF pour obtenir une aide… Tout ça, je l’ai vécu seule. J’ai appris à bricoler une étagère d’une main pendant que je berçais ma fille de l’autre. J’ai pleuré en silence quand elle a dit « papa » pour la première fois en montrant un dessin d’école.
Et maintenant il revient, les mains vides mais le cœur lourd de remords.
« Je veux connaître ma fille… Je veux être là pour elle… et pour toi aussi si tu me laisses une chance… »
Je ris nerveusement. « Une chance ? Tu crois qu’on efface trois ans d’absence avec des mots ? Tu crois que Léa va t’appeler papa parce que tu te présentes aujourd’hui ? Tu sais ce qu’elle a vécu sans toi ? Tu sais ce que j’ai vécu moi ? »
Il se met à genoux devant moi, les larmes aux yeux. « Je t’en supplie Camille… Je ne demande pas pardon pour moi mais pour elle… Je veux réparer ce que j’ai détruit… Je veux être un père digne de ce nom… »
Un silence lourd s’installe. Je sens mon cœur se fissurer entre la colère et la pitié. J’ai tant rêvé qu’il revienne… Mais aujourd’hui je ne sais plus si j’en ai envie ou si je suis simplement fatiguée de lutter seule.
Léa sort timidement de sa chambre et s’approche d’Antoine. Elle le regarde longuement puis lui tend son doudou.
« Tu veux jouer avec moi monsieur ? »
Antoine éclate en sanglots et prend doucement la main de sa fille.
Je détourne les yeux vers la fenêtre où la pluie commence à tomber sur les toits gris de Nantes. Est-ce qu’on peut vraiment pardonner l’impardonnable ? Est-ce qu’on a le droit d’offrir une seconde chance à celui qui nous a brisés au pire moment de notre vie ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?