Les enfants rassemblés pour le dîner : Un jour oublié

— Maman, il est où le dessert ?

La voix de Camille résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la louche dans ma main, la fatigue me brûle les yeux. Il est 20h15, la pluie frappe contre les vitres de notre petit appartement à Montreuil. J’ai couru toute la journée : déposer Paul à la crèche, courir au travail, supporter les remarques de mon chef, faire les courses en vitesse, récupérer Camille à l’école, puis rentrer préparer ce dîner qui n’a rien d’exceptionnel — des pâtes au beurre, encore.

— Il n’y a pas de dessert ce soir, Camille. J’ai oublié d’en acheter.

Un silence glacial s’installe. Paul tape sa cuillère sur la table. Camille croise les bras, boudeuse. Je sens la colère monter en moi, mais je ravale tout. Je n’ai pas le droit d’être en colère. Je suis la mère. Celle qui doit tout gérer, tout prévoir, tout encaisser.

— T’oublies toujours tout !

Sa phrase me claque au visage. Je voudrais lui répondre que je n’oublie pas tout, que j’oublie seulement ce qui me concerne moi : mes rêves, mes envies, mon sommeil. Mais pour eux, j’essaie de ne rien oublier. Pourtant ce soir, j’ai failli.

Je m’assieds en face d’eux. Paul joue avec ses pâtes, Camille me lance des regards noirs. Je repense à mon propre père qui disait toujours : « Les enfants ne voient jamais ce qu’on fait pour eux. » À l’époque, je trouvais ça injuste. Aujourd’hui, je comprends.

— Mangez, s’il vous plaît.

Ils mangent en silence. Je regarde leurs visages fatigués par la journée d’école et de crèche. Je me demande si un jour ils comprendront ce que c’est que d’être parent. Si un jour ils verront tout ce que je fais pour eux.

Mon téléphone vibre. Un message de leur père : « Je ne pourrai pas passer ce week-end. Trop de boulot. » Je soupire. Encore une fois, il se défile. Depuis notre séparation il y a deux ans, il ne prend les enfants qu’un week-end sur deux — et encore, quand ça l’arrange.

— Maman, pourquoi papa vient jamais ?

La question tombe comme une pierre dans l’eau. Camille me fixe avec ses grands yeux bruns. Paul arrête de jouer avec sa cuillère.

— Il travaille beaucoup en ce moment, ma chérie.

Je mens. Je mens pour ne pas leur dire qu’il a refait sa vie avec une autre femme à Lyon et qu’il préfère son nouveau confort à nos soirées bruyantes et fatiguées.

Camille baisse la tête. Paul se remet à manger.

Je me lève pour débarrasser la table. Mes mains tremblent un peu. Je pense à ma mère qui disait toujours : « On ne fait pas des enfants pour soi. » Mais alors, pourquoi ai-je l’impression de m’être perdue en chemin ?

Dans le salon, la télévision grésille. Les infos parlent d’inflation, de grèves dans les écoles, de familles monoparentales qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts. J’éteins vite avant que les enfants n’entendent trop de choses.

Camille vient me voir dans la cuisine.

— Tu es fâchée contre moi ?

Je m’accroupis à sa hauteur.

— Non ma puce… Je suis juste fatiguée.

Elle me serre fort dans ses bras. Paul arrive en courant et se jette sur nous deux. On reste enlacés quelques secondes dans cette cuisine trop petite, entourés par l’odeur du beurre fondu et du linge humide.

— Vous savez… je fais de mon mieux pour vous.

Ils hochent la tête sans comprendre vraiment.

Après le dîner, je les aide à se laver les dents puis je lis une histoire à Paul pendant que Camille termine ses devoirs sur la table du salon. Je m’endors presque en lisant « Le Petit Prince », mais je me force à finir le chapitre.

Quand ils sont enfin couchés, je m’assieds seule dans le salon sombre. J’écoute le silence de l’appartement, seulement troublé par le bruit lointain des voisins qui rient ou se disputent.

Je pense à toutes ces journées qui se ressemblent : métro-boulot-dodo-enfants-dîner-devoirs-lessive-courses-problèmes-d’argent-solitude-culpabilité-fatigue… Et puis recommencer.

Parfois je rêve de partir loin, seule, sans rien dire à personne. Mais aussitôt je me sens coupable d’y avoir pensé.

Mon téléphone vibre encore : un message de ma sœur Sophie.

« Tu tiens le coup ? Besoin d’aide ce week-end ? »

Je souris tristement devant tant de sollicitude maladroite. Sophie a trois enfants aussi mais un mari présent et une maison à Vincennes. Elle ne comprend pas vraiment ce que c’est d’être seule face à tout ça.

Je réponds : « Merci mais ça va aller. »

Je regarde autour de moi : les jouets traînent partout, la vaisselle s’accumule dans l’évier, une pile de factures attend sur la table basse. J’ai envie de pleurer mais aucune larme ne vient.

Demain sera pareil qu’aujourd’hui : courir après le temps, après l’argent, après l’amour des enfants qui ne voient pas tout ce qu’on sacrifie pour eux.

Je me demande : est-ce que toutes les mères ressentent cette solitude ? Est-ce qu’un jour mes enfants comprendront vraiment ce que j’ai traversé pour eux ?