Papi, pourquoi refuses-tu qu’on vive mieux ?

« Papi, pourquoi tu veux pas qu’on vive mieux ? »

La voix de Camille résonne encore dans ma tête, claire et innocente, mais pleine d’une douleur que je n’avais pas vue venir. Ce matin-là, elle s’est plantée devant moi, les bras croisés, le regard déterminé. J’étais assis à la table de la cuisine, le café refroidi devant moi, les mains tremblantes. Les murs de notre HLM semblaient se rapprocher un peu plus chaque jour.

Depuis que Sophie, ma fille unique, a perdu son emploi à l’usine textile de Vaulx-en-Velin, tout s’est effondré. Son mari, Laurent, n’a jamais vraiment trouvé sa place : intérim par-ci, petits boulots par-là. Quand ils ont reçu l’avis d’expulsion de leur appartement, il n’y avait plus d’autre choix que de venir s’entasser chez moi avec leurs deux enfants. Je croyais pouvoir les aider. Je croyais que c’était mon devoir.

Mais chaque jour, la tension monte. Les cris des enfants résonnent dans le couloir, Sophie pleure en silence dans la salle de bain, Laurent s’enferme dans la chambre pour éviter nos regards. Moi, je fais semblant de ne rien voir. Je me dis que ça va passer. Que c’est temporaire.

Ce matin-là, Camille a brisé le silence. « Papi, pourquoi tu veux pas qu’on vive mieux ? »

Je n’ai pas su quoi répondre. Comment lui expliquer que je fais tout ce que je peux ? Que la retraite ne suffit pas à nourrir cinq bouches ? Que j’ai honte d’aller demander de l’aide à la mairie ou aux Restos du Cœur ? Que je me sens coupable de ne pas avoir su offrir une vie meilleure à ma fille ?

Sophie est entrée dans la cuisine à ce moment-là. Elle a entendu la question de Camille et m’a lancé un regard lourd de reproches. « Papa, on ne peut pas continuer comme ça… »

Je me suis levé brusquement. « Et tu crois que ça m’amuse ? Tu crois que j’aime voir mes petits-enfants dormir sur un matelas dans le salon ? »

Laurent est arrivé à son tour, traînant des pieds. « Gérard… On pourrait peut-être demander un logement social… »

J’ai serré les poings. « Un logement social ? Tu crois que c’est si simple ? Il y a des listes d’attente partout ! Et puis… »

Je n’ai pas fini ma phrase. La honte m’a coupé la voix. J’ai toujours été fier. Fils d’ouvrier, j’ai travaillé dur toute ma vie pour acheter ce petit appartement. Je voulais laisser quelque chose à Sophie. Pas la voir mendier un toit.

Les jours ont passé. Les disputes se sont multipliées. Un soir, alors que je rentrais des courses avec un sac trop lourd pour mes vieux bras, j’ai entendu Sophie pleurer dans la chambre. J’ai posé l’oreille contre la porte.

« Il ne veut rien entendre… On ne peut pas rester ici… Les enfants sont malheureux… »

J’ai senti mon cœur se serrer. J’ai repensé à mon propre père, qui n’a jamais su dire « je t’aime », mais qui a tout sacrifié pour nous garder sous un même toit.

Le lendemain matin, Camille est venue s’asseoir sur mes genoux. Elle a posé sa petite main sur la mienne.

« Papi… tu sais, à l’école ils disent qu’on peut demander de l’aide quand on a des problèmes… »

J’ai senti les larmes monter. J’ai caressé ses cheveux blonds.

« Tu as raison, ma puce… Mais parfois, c’est difficile pour les grands de demander de l’aide… On a peur d’être jugés… »

Elle m’a regardé avec ses grands yeux bleus.

« Mais moi je veux juste qu’on soit heureux… »

Ce soir-là, j’ai pris une décision. J’ai attendu que tout le monde soit couché et j’ai appelé le numéro du CCAS affiché sur le frigo depuis des semaines. Ma voix tremblait.

« Bonjour… Je m’appelle Gérard Martin… J’aurais besoin d’aide pour ma famille… »

La dame au bout du fil a été douce. Elle m’a écouté sans juger. Elle m’a expliqué les démarches pour un logement social, les aides auxquelles nous avions droit. Pour la première fois depuis des mois, j’ai senti un poids s’alléger.

Le lendemain matin, j’ai réuni toute la famille autour de la table.

« J’ai appelé le CCAS hier soir… On va faire une demande ensemble… Je suis désolé d’avoir attendu si longtemps… »

Sophie a fondu en larmes et m’a serré dans ses bras. Laurent m’a tapoté l’épaule en silence. Camille a souri timidement.

Les semaines suivantes ont été longues et difficiles. Les démarches administratives nous ont épuisés. Mais peu à peu, l’espoir est revenu dans les yeux de mes proches.

Un jour de printemps, nous avons reçu une lettre : une proposition pour un appartement plus grand dans le quartier voisin. Ce n’était pas le rêve d’une villa à la campagne, mais c’était un nouveau départ.

Le jour du déménagement, Camille m’a pris la main.

« Merci Papi… Maintenant on va pouvoir vivre mieux ? »

J’ai souri tristement.

« On va essayer, ma puce… On va essayer… »

Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’accepter qu’on a besoin des autres ? Pourquoi ai-je eu si peur du regard des voisins ou de perdre ma dignité ? Est-ce qu’on doit forcément souffrir en silence pour protéger ceux qu’on aime ? Qu’en pensez-vous ?