« J’ai demandé le divorce à 60 ans : l’histoire de Monique »
« Tu ne peux pas me faire ça, maman… »
La voix de Claire tremble, ses yeux cherchent les miens, mais je détourne le regard. Je serre la tasse de café entre mes mains ridées, comme si la chaleur pouvait apaiser la tempête qui gronde en moi. Il est 8h du matin, la cuisine sent encore le pain grillé et le beurre fondu. Mais aujourd’hui, tout a un goût amer.
« Je n’en peux plus, Claire. »
Ma voix est rauque, étranglée par l’émotion. Je vois bien que ma fille ne comprend pas. Pour elle, ses parents sont un pilier, une évidence. Mais moi, je suis fatiguée. Fatiguée d’être invisible.
Depuis quarante ans, je m’appelle “Madame Lefèvre”, épouse de Jean-Pierre. J’ai élevé deux enfants, tenu la maison, préparé des repas pour toute la famille, organisé les anniversaires, lavé les draps, repassé les chemises… Jean-Pierre, lui, rentrait du travail, posait sa sacoche sur la table et s’asseyait devant le journal télévisé. Il attendait que tout soit prêt. Il n’a jamais su où l’on range les torchons ni comment fonctionne la machine à laver.
Je n’ai rien dit pendant des années. C’était normal, disait-on. « Les hommes sont comme ça », répétait ma mère. Moi aussi, je me suis tue. J’ai accepté mon rôle sans broncher parce que je ne travaillais pas à l’extérieur. « Tu as de la chance d’être à la maison », me disait-on. Mais aujourd’hui, je n’en peux plus.
Hier soir encore, après le dîner – un gratin dauphinois dont il s’est resservi trois fois – Jean-Pierre s’est levé sans un mot pour aller regarder son match de foot. J’ai ramassé les assiettes sales, nettoyé la table, vidé la poubelle. Mes mains tremblaient de colère. J’ai eu envie de tout laisser en plan. Mais je l’ai fait quand même. Par habitude. Par peur du conflit.
Ce matin, en me réveillant, j’ai senti une boule dans ma gorge. Je me suis regardée dans le miroir : cheveux gris tirés en chignon, cernes sous les yeux, rides profondes autour de la bouche. Où est passée la jeune femme pleine de rêves que j’étais ? Celle qui voulait voyager, apprendre l’italien, danser sous la pluie ? J’ai compris que si je ne faisais rien maintenant, il serait trop tard.
Alors j’ai attendu que Claire vienne déposer les petits avant d’aller travailler. Je lui ai servi un café et j’ai lâché la bombe :
« Je veux divorcer. »
Elle a cru à une blague. Puis elle a vu mes larmes.
« Mais… Papa t’aime… Vous êtes ensemble depuis toujours… »
Je secoue la tête :
« Il ne m’a pas regardée depuis des années, Claire. Il ne sait même pas ce que j’aime manger au petit-déjeuner. Il ne me demande jamais comment je vais. Je suis une ombre dans cette maison. »
Claire se tait. Elle regarde autour d’elle : les photos de famille sur le buffet, le vieux chat qui dort sur le radiateur, les rideaux que j’ai cousus moi-même il y a vingt ans. Elle comprend que ce n’est pas un caprice.
« Tu vas faire quoi ? Où tu vas aller ? »
Je hausse les épaules :
« Je ne sais pas encore. Peut-être louer un petit appartement en centre-ville. Peut-être partir quelques semaines chez ta tante à La Rochelle… J’ai besoin d’air. »
Elle soupire :
« Et papa ? Tu lui as dit ? »
Je secoue la tête :
« Pas encore. J’attends qu’il rentre ce soir. »
La journée passe lentement. Je range un peu la maison, trie des papiers dans le grenier – des lettres d’amour jaunies, des dessins d’enfants… Je tombe sur une photo de moi à vingt ans, robe à fleurs et sourire éclatant. J’ai envie de pleurer.
À 18h30, Jean-Pierre rentre du travail.
« Salut », lance-t-il en passant devant moi sans un regard.
Je prends mon courage à deux mains.
« Jean-Pierre… Il faut qu’on parle. »
Il s’arrête enfin et me regarde comme si j’étais une étrangère.
« Qu’est-ce qu’il y a encore ? »
Je sens mon cœur battre à tout rompre.
« Je veux divorcer. »
Un silence glacial tombe sur la pièce.
« Tu plaisantes… À ton âge ? Pour quoi faire ? »
Sa voix est pleine de mépris et d’incompréhension.
« Pour vivre enfin pour moi », dis-je d’une voix tremblante mais ferme.
Il éclate de rire nerveusement.
« Tu vas finir seule dans un studio minable avec ton chat ! »
Je serre les poings.
« Peut-être… Mais au moins je serai libre. »
Il claque la porte du salon et monte à l’étage sans un mot de plus.
Le lendemain matin, Claire revient avec son frère Julien. Ils veulent comprendre.
Julien est furieux :
« Tu veux tout gâcher pour une crise de la soixantaine ? Tu penses à nous au moins ? »
Je sens leur colère et leur peur mais je reste droite.
« J’ai pensé à vous toute ma vie. Maintenant je pense à moi. »
Les jours suivants sont difficiles. Jean-Pierre fait la tête, refuse de me parler autrement que par monosyllabes. Les enfants tentent de me raisonner : « Pense aux petits-enfants », « Tu vas regretter », « C’est égoïste ». Mais au fond de moi, une petite flamme s’allume chaque jour un peu plus.
Un matin, alors que je fais mes valises pour partir chez ma sœur à La Rochelle quelques temps, Claire m’embrasse en pleurant.
« Je comprends maman… J’espère juste que tu seras heureuse… »
Je lui souris à travers mes larmes.
Dans le train qui m’emmène vers une nouvelle vie, je regarde défiler les paysages et je me demande : Combien de femmes comme moi n’osent jamais franchir ce pas ? Combien restent prisonnières du silence et du devoir ? Est-ce vraiment égoïste de vouloir exister pour soi-même après tant d’années d’effacement ?