« On ne choisit pas sa famille : le prix du silence »

« Maman, je crois qu’il vaudrait mieux qu’on se voie seulement pour les fêtes. »

La phrase de Camille résonne encore dans ma tête, comme un coup de tonnerre dans un ciel déjà bien chargé. Je suis restée figée, la main crispée sur la nappe en coton que j’avais repassée pour l’occasion. Mon fils, Julien, n’a rien dit. Il a baissé les yeux vers son assiette, comme s’il cherchait une échappatoire dans les miettes de pain.

Je m’appelle Mireille. J’ai soixante-deux ans et j’ai élevé seule mes deux enfants après que leur père nous a quittés. Il y a vingt-huit ans de cela. À l’époque, Julien avait dix ans et sa sœur, Claire, à peine quatre. Je n’ai jamais eu le luxe de m’apitoyer sur mon sort. Il fallait avancer, travailler, payer les factures et faire en sorte que mes enfants ne manquent de rien. Ma mère m’a beaucoup aidée, Dieu merci. C’est elle qui allait chercher les petits à l’école quand je faisais des heures supplémentaires à la mairie de Tours.

Je me souviens des soirs d’hiver où je rentrais tard, épuisée, pour trouver la soupe chaude sur la table et mes enfants déjà en pyjama, les cheveux encore humides du bain. J’étais fière de ce petit cocon que nous avions réussi à préserver malgré tout. Je n’ai jamais refait ma vie. Peut-être par peur de perturber cet équilibre fragile, ou par manque de temps, ou simplement parce que personne ne semblait vouloir d’une femme avec deux enfants à charge.

Les années ont passé. Julien a fait des études d’ingénieur à Nantes, Claire est devenue infirmière à Angers. J’ai mis de côté chaque sou pour eux. Quand Julien a rencontré Camille, j’ai cru que la vie allait enfin me sourire un peu. Camille était douce, discrète, issue d’une famille bourgeoise de Saumur. Leur mariage fut simple mais heureux. J’ai voulu leur offrir un vrai départ dans la vie : j’ai vendu l’appartement hérité de ma mère pour leur acheter un trois-pièces à Tours.

Je n’attendais rien en retour. Juste un peu de reconnaissance, peut-être une place dans leur vie. Mais très vite, j’ai senti une distance s’installer. Camille ne répondait plus à mes messages, ou alors par des réponses courtes et polies : « Merci Mireille, on est très occupés en ce moment. » Les invitations à dîner se sont espacées. Quand je venais voir l’appartement que j’avais payé de mes économies, je sentais que je dérangeais.

Un dimanche après-midi, alors que je venais apporter une tarte aux pommes – la préférée de Julien –, Camille m’a accueillie sur le pas de la porte sans même m’inviter à entrer.

— On allait justement sortir… Tu aurais dû prévenir.

J’ai souri, gênée.

— Je voulais juste vous faire une surprise…

Julien est apparu derrière elle, mal à l’aise.

— Merci maman… On t’appelle bientôt.

Je suis repartie avec ma tarte sous le bras et un poids sur la poitrine.

Le temps a passé ainsi. Les anniversaires se sont réduits à des SMS. Noël est devenu le seul moment où je voyais mon fils et sa femme réunis autour d’une table. Claire me disait souvent :

— Tu sais, ils ont leur vie maintenant… Faut accepter.

Mais comment accepter d’être mise à l’écart après tout ce que j’ai donné ? Comment supporter ce silence imposé ?

La semaine dernière, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai invité Julien et Camille à déjeuner chez moi. J’avais préparé un bœuf bourguignon comme autrefois. Ils sont arrivés en retard, Camille le visage fermé.

Après le dessert, elle a pris la parole d’une voix posée mais froide :

— Mireille… Je crois qu’il vaudrait mieux qu’on se voie seulement pour les fêtes. On a besoin d’espace.

J’ai senti mes mains trembler.

— J’ai fait quelque chose de mal ? demandai-je dans un souffle.

Julien n’a pas répondu. Camille a haussé les épaules :

— Non… Mais on a besoin de notre intimité.

Ils sont partis peu après. Depuis, je tourne en rond dans mon appartement vide. Je relis les messages anciens où Julien me disait « je t’aime maman », où il me demandait de l’aide pour ses devoirs ou pour réparer son vélo.

Je repense à tous ces sacrifices : les vacances annulées pour payer leurs études, les nuits blanches à veiller sur eux quand ils étaient malades… Et aujourd’hui, je suis devenue une étrangère dans leur vie.

Est-ce cela, être mère en France aujourd’hui ? Donner sans compter pour finir seule devant une télévision qui grésille ? Est-ce que j’ai trop donné ? Ou pas assez ?

Parfois je me dis que j’aurais dû penser un peu plus à moi-même… Mais comment faire autrement quand on aime ses enfants plus que tout au monde ?

Et vous… À quel moment doit-on lâcher prise et accepter d’être reléguée au second plan dans la vie de ceux qu’on aime le plus ?