Pourquoi j’interdis à ma fille de divorcer : le prix du bonheur rêvé

— Tu ne comprends pas, maman ! Je ne peux plus vivre comme ça !

La voix de Camille résonne dans la cuisine, brisant le silence du dimanche matin. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Mon regard se pose sur elle, ma fille, mon unique enfant, celle pour qui j’ai tout sacrifié. Ses yeux sont rouges, gonflés de larmes et de colère. Je sens mon cœur se serrer, mais je refuse de céder.

— Camille, tu as tout ce dont tu as toujours rêvé. Une belle maison à Lyon, un mari qui travaille dur, deux enfants adorables… Pourquoi veux-tu tout gâcher ?

Elle soupire, lasse, et détourne les yeux vers la fenêtre où la pluie martèle les carreaux.

— Tu ne vois rien, maman. Tu ne veux rien voir.

Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage. Je me sens trahie. Depuis qu’elle est petite, Camille n’a jamais manqué de rien. J’ai veillé à ce qu’elle ait une vie meilleure que la mienne. Son père, François, n’était pas un homme facile. Il partait tôt, rentrait tard, ramenait à peine de quoi remplir le frigo. J’ai connu les fins de mois difficiles, les disputes à voix basse pour que Camille n’entende pas. Alors quand elle a rencontré Julien, ce jeune entrepreneur ambitieux, j’ai cru que c’était la chance de sa vie.

Mais aujourd’hui, elle veut tout envoyer valser.

— Tu crois que l’argent fait le bonheur ? Tu crois que je suis heureuse parce que Julien m’offre des sacs à main et des vacances à Biarritz ?

Sa voix tremble. Je sens une colère sourde monter en moi.

— Et alors ? Tu préfèrerais retourner vivre dans un deux-pièces humide comme quand tu étais petite ? Tu as oublié ce que c’est que d’avoir peur de ne pas pouvoir payer le loyer ?

Camille se lève à son tour. Elle me fait face, les poings serrés.

— Je préfère être pauvre et libre que riche et malheureuse !

Ses mots me frappent en plein cœur. Libre… Ce mot me hante depuis des années. Ai-je jamais été libre, moi ? J’ai accepté la vie que j’avais parce qu’il fallait tenir bon pour elle. J’ai supporté les absences de François, ses silences pesants, ses colères rentrées. J’ai cru que c’était ça, être une bonne mère : sacrifier ses rêves pour offrir mieux à son enfant.

Mais aujourd’hui, c’est moi qui retiens Camille prisonnière d’une vie qu’elle ne veut plus.

— Tu ne comprends pas ce que c’est d’être seule dans un mariage, maman. Julien n’est jamais là. Il ne me parle plus. Il ne voit même pas les enfants grandir. Il croit qu’en payant tout il a fait sa part…

Je baisse les yeux. Je revois François rentrer tard, poser sa veste sans un mot, s’asseoir devant la télé sans même me regarder. J’ai pleuré en silence tant de nuits… Mais je n’ai jamais osé partir.

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Je voulais juste que tu sois heureuse…

Camille s’approche et pose une main sur mon bras.

— Mais tu ne peux pas décider à ma place ce qu’est le bonheur.

Un silence lourd s’installe. Je sens mes certitudes vaciller. Et si j’avais eu tort ? Si j’avais projeté sur elle mes propres peurs ?

Le soir venu, je reste seule dans la cuisine vide. Les souvenirs affluent : les rires étouffés derrière les portes closes, les repas pris en silence, les regards fuyants de François. J’ai voulu protéger Camille de tout ça. Mais peut-être ai-je oublié de lui apprendre à écouter son propre cœur.

Quelques jours passent. Camille revient avec les enfants. Elle a pris sa décision : elle va demander le divorce. Julien a accepté sans discuter. Il est déjà reparti en déplacement.

Ma sœur Sylvie m’appelle :

— Hélène, tu ne peux pas forcer Camille à vivre ta vie. Les temps ont changé…

Je raccroche sans répondre. Je me sens vieille et dépassée.

Le soir même, Camille s’assoit près de moi sur le canapé.

— Maman… Je sais que tu as peur pour moi. Mais je préfère affronter l’inconnu que m’éteindre à petit feu.

Je la regarde longtemps. Elle me ressemble tant… Mais elle a ce courage que je n’ai jamais eu.

— Tu crois vraiment que tu seras plus heureuse seule ?

Elle sourit tristement.

— Je ne sais pas encore… Mais je veux essayer.

Je ferme les yeux un instant. Je pense à toutes ces femmes autour de moi : mes voisines, mes amies d’enfance, qui sont restées « pour les enfants », « pour sauver les apparences ». Combien d’entre elles sont vraiment heureuses ?

Le lendemain matin, je croise Madame Dupuis dans l’ascenseur.

— Alors, il paraît que ta fille divorce ? Quel scandale !

Je sens la honte monter en moi… puis la colère céder la place à une étrange fierté.

Oui, ma fille divorce. Elle refuse de vivre dans le mensonge. Peut-être est-ce ça, le vrai courage.

En rentrant chez moi, je regarde une photo de famille posée sur la commode : François sourit faiblement, Camille a dix ans et me serre la main très fort. Je comprends soudain que le bonheur n’est pas un décor figé mais une quête fragile et personnelle.

Ce soir-là, j’appelle Camille.

— Si tu as besoin de moi… je serai là.

Sa voix tremble d’émotion au bout du fil.

Maintenant je me demande : combien d’entre nous vivent encore dans l’ombre des rêves imposés par leurs parents ? Faut-il vraiment tout sacrifier pour préserver une image parfaite ? Ou bien avons-nous le droit d’inventer notre propre bonheur ?