« J’ai mis ma belle-mère à la porte de notre crémaillère »

— Tu n’as pas honte, Camille ? Tu invites tout le monde ici comme si c’était chez toi…

La voix de ma belle-mère, Monique, résonne dans le salon encore décoré de ballons et de guirlandes. Les invités se figent, les verres à la main. Je sens mon cœur cogner dans ma poitrine. Je n’ai pas honte, non. Mais je sens la colère monter, brûlante, incontrôlable.

Tout avait pourtant commencé comme dans un rêve. Après notre mariage, Paul et moi avions longuement hésité : louer un studio hors de prix à Lyon ou accepter la proposition de Monique d’emménager dans son grand appartement du 7e arrondissement. « Cet appartement est aussi à toi, tu sais, Camille », m’avait-elle soufflé avec un sourire mielleux. J’avais voulu la croire. Paul aussi. Mes parents, eux, étaient sceptiques : « On ne vit jamais vraiment chez soi quand on vit chez les autres. »

Mais la vie à Lyon coûte cher, et l’idée d’économiser pour acheter un jour notre propre nid nous séduisait. Alors on a dit oui. Monique a déménagé dans sa maison de campagne à Vienne, nous laissant les clés du trois-pièces lumineux. J’ai repeint les murs du salon en vert sauge, accroché nos photos de vacances en Bretagne, acheté des rideaux à motifs pour la chambre. Je voulais que ce soit chez nous.

Mais dès le début, quelque chose clochait. Monique débarquait sans prévenir, « juste pour arroser les plantes », ou « vérifier la chaudière ». Elle ouvrait les placards, commentait mes choix de lessive, critiquait mes plats : « Paul préfère les lasagnes maison, tu sais… » Paul haussait les épaules, gêné. Moi, je serrais les dents.

La crémaillère devait être notre moment à nous. J’avais invité nos amis, mes parents étaient montés de Saint-Étienne. J’avais passé la journée à cuisiner des quiches et des tartes salées. Paul avait acheté du bon vin chez le caviste du coin. Tout le monde riait, la musique battait son plein.

Et puis Monique est arrivée.

Elle a salué tout le monde d’un ton glacial, a inspecté la cuisine d’un œil critique puis s’est installée au centre du salon comme une reine sur son trône. Rapidement, elle a commencé à raconter des anecdotes gênantes sur l’enfance de Paul : « Il faisait pipi au lit jusqu’à huit ans… » Les rires étaient forcés.

Je me suis approchée d’elle pour lui demander si elle voulait boire quelque chose.

— Non merci, Camille. Je préfère garder l’esprit clair quand je vois ce que tu fais de MON appartement.

Un silence pesant s’est abattu sur la pièce. Paul a rougi jusqu’aux oreilles.

— Maman…

— Non Paul, il faut dire les choses. Camille croit qu’elle peut tout changer ici. Mais cet appartement n’est pas à elle. Il est à moi. Et il le restera.

J’ai senti mes jambes trembler. Mes amis me regardaient avec compassion. Mes parents étaient livides.

— Monique, je croyais que vous aviez dit que cet appartement était aussi à moi…

Elle a éclaté de rire.

— Tu es bien naïve, ma pauvre fille. Tu crois vraiment que je vais donner mon bien à une étrangère ? Tu n’es pas de la famille.

J’ai senti la colère exploser en moi.

— Alors pourquoi nous avoir menti ? Pourquoi nous avoir fait croire que c’était chez nous ?

Elle a haussé les épaules.

— Parce que Paul est mon fils. Et je veux qu’il reste près de moi. Pas question qu’il parte vivre ailleurs avec… n’importe qui.

Paul s’est levé d’un bond.

— Maman, ça suffit ! Camille est ma femme maintenant.

Mais Monique n’a rien voulu entendre.

— Tant que vous vivrez ici, vous vivrez selon MES règles.

J’ai regardé Paul dans les yeux. Il était perdu, déchiré entre sa mère et moi. J’ai pris une grande inspiration.

— Dans ce cas, Monique… Je crois qu’il vaut mieux que vous partiez ce soir.

Elle m’a fusillée du regard.

— Tu me mets dehors ? Chez moi ?

— Ce soir oui. Parce qu’ici ce n’est plus chez vous. C’est chez nous… ou ça ne l’est plus du tout.

Un silence glacial a suivi mes mots. Monique a ramassé son sac à main et claqué la porte derrière elle.

Les invités ont repris leurs conversations à voix basse. Mes parents m’ont serrée dans leurs bras. Paul m’a regardée longtemps sans rien dire.

Cette nuit-là, il n’a presque pas dormi. Moi non plus. Le lendemain matin, il m’a dit qu’il comprenait mon geste mais qu’il avait mal pour sa mère. Je lui ai répondu que moi aussi j’avais mal – mais que je ne voulais plus vivre dans le mensonge et la peur d’être chassée du jour au lendemain.

Quelques semaines plus tard, nous avons trouvé un petit deux-pièces à louer dans le quartier de la Croix-Rousse. C’est petit, c’est bruyant… mais c’est chez nous. Monique ne vient plus nous voir. Paul lui téléphone parfois – il dit qu’il a besoin de temps pour digérer tout ça.

Parfois je me demande si j’ai eu raison d’être aussi ferme ce soir-là. Est-ce qu’on peut vraiment construire un couple sans couper le cordon avec sa famille ? Ou bien ai-je tout gâché en voulant simplement exister chez moi ?