Jusqu’où va la gentillesse ?
« Claire, tu pourrais garder Hugo ce soir ? J’ai une réunion tardive… »
La voix de Sophie résonne dans le couloir, pressée, presque coupable. Je serre les dents. Encore. Je regarde ma fille, Camille, qui lève les yeux au ciel. Elle sait ce que cela signifie : une soirée de plus à partager ses jouets, son espace, sa mère. Je souris à Sophie, un sourire mécanique, et j’acquiesce. « Bien sûr, pas de souci. »
Mais au fond de moi, c’est la tempête. Depuis deux ans, depuis que nos enfants sont entrés en maternelle ensemble, Sophie et moi avons tissé une complicité faite de cafés partagés sur le palier et de confidences sur la fatigue des jeunes mamans. Au début, c’était naturel : on s’entraidait, on se dépannait du sucre ou d’un paquet de couches. Mais peu à peu, l’équilibre s’est rompu. Les demandes de Sophie sont devenues plus fréquentes, plus insistantes. D’abord pour une heure ou deux, puis pour des soirées entières. Toujours avec cette même phrase : « Tu es tellement douée avec les enfants, Claire… »
Je me souviens d’un dimanche après-midi où elle est arrivée en larmes : « Je n’en peux plus, il me faut une pause… » J’ai pris Hugo dans mes bras sans hésiter. Je me suis sentie utile, valorisée. Mais aujourd’hui, je suis épuisée. Mon mari, Laurent, commence à s’agacer : « Tu n’es pas sa nounou ! » Il a raison. Mais comment dire non ?
Ce soir-là, alors que Hugo et Camille jouent dans le salon, je m’effondre sur le canapé. Camille s’approche :
— Maman, pourquoi Hugo vient toujours ici ?
— Parce que sa maman travaille beaucoup…
— Mais moi aussi je veux être avec toi toute seule.
Ses mots me transpercent. Depuis quand ai-je sacrifié notre intimité pour celle des autres ? Je repense à ma propre mère qui disait toujours : « On ne peut pas sauver tout le monde. »
Le lendemain matin, je croise Sophie devant l’ascenseur. Elle rayonne :
— Merci encore pour hier ! Tu es un ange.
Je bredouille un « De rien », mais mon cœur bat trop fort. Je sens la colère monter. Pourquoi est-ce toujours à moi de m’adapter ?
Quelques jours plus tard, alors que je prépare le dîner, mon téléphone vibre. Un message de Sophie : « Urgence ! Peux-tu prendre Hugo ce soir ? » Je regarde Laurent qui secoue la tête.
— Il faut que tu lui parles.
Je prends une grande inspiration et compose son numéro.
— Sophie… il faut qu’on parle.
Un silence gênant s’installe.
— Je t’écoute ?
— Je… J’adore Hugo, tu le sais. Mais j’ai besoin de temps pour moi et pour Camille aussi. Je ne peux plus garder Hugo aussi souvent.
Sa voix se brise :
— Tu m’abandonnes ?
Je sens la culpabilité m’envahir.
— Non… Mais j’ai aussi mes limites.
Le lendemain, Sophie ne me salue pas sur le palier. Les jours passent ; elle m’évite. Les autres voisins commencent à chuchoter. Ai-je été trop dure ? Aurais-je dû continuer à aider ?
Un soir, Camille me serre dans ses bras :
— Je suis contente que tu sois avec moi ce soir.
Je réalise alors que j’ai fait ce qu’il fallait pour nous deux.
Mais parfois, en croisant le regard triste d’Hugo dans la cour de l’immeuble, je doute encore. Où s’arrête la gentillesse et où commence le sacrifice de soi ? Est-ce égoïste de poser ses limites quand on voit quelqu’un sombrer à côté ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?