Deux anniversaires, une vérité brûlante

« Tu te souviens de cette nuit, n’est-ce pas ? » La voix de ma sœur Élodie tremble dans le salon plongé dans la pénombre. Je hoche la tête, incapable de détacher mon regard du reflet vacillant des flammes dans la cheminée. Chaque année, à la même date, nous nous retrouvons pour souffler deux bougies : une pour mon anniversaire, l’autre pour le jour où elle m’a tirée du brasier qui a ravagé notre maison d’enfance à Angers.

Mais ce soir-là, alors que les rires de nos parents résonnent dans la pièce voisine, mon téléphone vibre. Un message de Paul, le mari d’Élodie : « Peux-tu me rejoindre demain soir au Café des Arts ? J’ai besoin de te parler. » Je relis le texto plusieurs fois. Paul n’a jamais cherché à me voir seule. Mon cœur s’accélère ; je sens que quelque chose cloche.

Le lendemain, la pluie tambourine sur les pavés quand j’entre dans le café. Paul est déjà là, tiré à quatre épingles dans son costume gris, l’air plus tendu que d’habitude. Il m’invite à m’asseoir sans un sourire. « Merci d’être venue, Camille. »

Je tente de détendre l’atmosphère : « Tu sais, tu aurais pu venir à la maison. »

Il baisse les yeux sur sa tasse. « Non… Il fallait qu’on soit seuls. »

Un silence pesant s’installe. Je sens mon ventre se nouer.

« Camille… » Il hésite, puis se lance : « Il y a quelque chose que tu dois savoir sur cette nuit-là. »

Je fronce les sourcils. « Quelle nuit ? »

« Celle de l’incendie. »

Mon souffle se bloque. Depuis vingt ans, personne n’a jamais remis en question ce qui s’est passé cette nuit-là : un court-circuit, la panique, Élodie qui me réveille et me traîne dehors alors que je suffoquais déjà sous la fumée.

Paul poursuit : « J’ai retrouvé des papiers dans les affaires de ton père… Des lettres. Il y avait des dettes, Camille. Beaucoup de dettes. Et… il y a des indices qui laissent penser que l’incendie n’était pas un accident. »

Je me redresse brusquement. « Tu veux dire que… ? »

Il hoche la tête, grave : « Je crois que ton père a mis le feu lui-même pour toucher l’assurance. »

Je sens mes mains trembler. Tout vacille autour de moi : mon enfance, mes souvenirs, la figure rassurante de mon père.

« Pourquoi tu me dis ça maintenant ? »

Paul soupire : « Parce qu’Élodie ne sait rien. Et parce que l’assurance a rouvert l’enquête. Ils m’ont contacté au bureau… Si ça sort, ça peut tout détruire. »

Je me lève d’un bond, bouleversée : « Tu veux que je mente à ma sœur ? À ma famille ? »

Il me fixe droit dans les yeux : « Je veux que tu protèges Élodie. Elle ne supporterait pas la vérité. »

Je quitte le café en courant sous la pluie battante, incapable de respirer. Les souvenirs affluent : mon père qui me borde le soir, sa voix douce ; Élodie qui serre ma main au milieu des flammes ; ma mère qui pleure devant les ruines noircies.

Les jours suivants sont un supplice. Je croise Élodie dans la cuisine, elle me sourit sans savoir que je porte un secret qui pourrait briser notre famille.

Un soir, je craque et je vais la trouver dans sa chambre d’ado restée intacte chez nos parents.

« Élodie… Tu as confiance en papa ? »

Elle me regarde, surprise : « Bien sûr ! Pourquoi cette question ? »

Je sens les larmes monter mais je ravale tout. Je ne peux pas lui voler ses souvenirs comme on m’a volé les miens.

Les semaines passent et l’enquête avance. Paul devient distant avec Élodie ; elle sent que quelque chose cloche et commence à me harceler de questions.

Un dimanche matin, alors que nous préparons le déjeuner familial, elle explose : « Camille, qu’est-ce que tu me caches ? Paul est bizarre depuis des semaines ! »

Je lâche le saladier qui se brise au sol.

« Dis-moi ! » hurle-t-elle.

Alors tout sort d’un coup : les lettres, les dettes, le doute sur notre père.

Élodie s’effondre en larmes sur le carrelage froid.

Notre mère entre en courant et comprend tout en un regard. Elle s’assied à côté d’Élodie et murmure : « Ton père n’était pas parfait… Mais il vous aimait plus que tout. »

Le silence s’installe dans la maison. Les souvenirs heureux se mêlent aux soupçons et à la douleur.

Depuis ce jour, rien n’est plus pareil entre nous. Nous continuons à souffler deux bougies chaque année, mais le goût du gâteau est amer.

Parfois je me demande : fallait-il vraiment chercher la vérité ? Ou aurait-il mieux valu préserver l’illusion du bonheur ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?