« Maman a dit qu’il fallait te mettre en maison de retraite » : Le jour où tout a basculé

« Babcia, maman a dit qu’il fallait te mettre en maison de retraite. J’ai entendu quand elle parlait avec papa… »

Le souffle me manque. Je m’arrête net sur le trottoir, Camille agrippée à ma main. Son regard d’enfant, si pur, ne laisse aucune place au doute. Mon cœur cogne dans ma poitrine, plus fort que le bruit de mes talons sur les pavés du quartier de la Croix-Rousse. Je serre la main de Camille, trop fort sans doute, et elle me regarde, inquiète.

— Tu es fâchée, mamie ?

Je force un sourire, mais mes lèvres tremblent. Comment lui expliquer ce que je ressens ? Comment lui dire que je viens tout juste d’acheter ce petit appartement, mon rêve après tant d’années à la campagne, et que déjà on parle de m’enfermer ailleurs ?

— Non, ma chérie… Viens, on rentre à la maison.

Le trajet jusqu’à mon immeuble me semble interminable. Chaque pas résonne comme un compte à rebours. Je repense à la conversation que j’ai surprise hier soir en allant chercher un verre d’eau : « Maman ne peut plus rester seule. Elle oublie tout, elle se fatigue vite… Il faut penser à une maison spécialisée. » C’était la voix de ma fille, Sophie. Ma propre fille.

Dans l’ascenseur, Camille me regarde avec ses grands yeux noisette.

— Tu ne veux pas aller dans une maison de retraite, mamie ?

— Non, Camille. Je veux rester ici, avec toi… avec vous tous.

Elle hoche la tête, comme si elle comprenait tout. Mais elle n’a que huit ans. Elle ne sait pas ce que c’est que de perdre son indépendance, d’être traitée comme un fardeau.

À peine la porte refermée derrière nous, je m’effondre sur le canapé. Mon appartement est lumineux, les murs encore blancs sentent la peinture fraîche. J’ai vendu la maison familiale pour ça : un coin à moi, à Lyon, près de mes enfants et petits-enfants. J’ai économisé chaque sou après la mort de mon mari, Henri. Deux ans de privations pour ce rêve minuscule.

Le soir venu, Sophie vient chercher Camille. Elle entre sans frapper, comme toujours.

— Maman, ça va ? Tu as l’air fatiguée…

Je la regarde longuement. Elle évite mon regard.

— Camille m’a dit quelque chose aujourd’hui…

Sophie rougit violemment.

— Ce n’est pas ce que tu crois… On s’inquiète pour toi, c’est tout.

— Tu veux m’enfermer dans une maison de retraite ?

Un silence glacial s’abat sur la pièce. Camille serre sa peluche contre elle.

— Maman… Tu oublies des choses. Tu as laissé le gaz allumé la semaine dernière…

— Une fois ! Une seule fois ! Tu crois que je ne vois pas ce qui se passe ? Depuis qu’Antoine a perdu son travail, vous cherchez une solution pour économiser…

Sophie baisse les yeux. Je sens la colère monter en moi.

— J’ai vendu la maison pour être près de vous ! Pour ne pas finir seule ! Et maintenant tu veux m’envoyer loin ?

— Ce n’est pas loin… C’est juste à Villeurbanne…

Je ris jaune.

— Villeurbanne ou Marseille, quelle différence ? Ce n’est plus chez moi !

Antoine arrive à son tour. Il pose sa main sur l’épaule de Sophie.

— Jeanne… On ne veut pas te faire de mal. Mais on ne peut pas être là tout le temps… On travaille tous les deux…

Je me lève brusquement.

— Alors c’est ça ? Je suis un poids ? Un problème à gérer ?

Camille éclate en sanglots. Sophie s’agenouille près d’elle.

— Chérie, viens… On va rentrer.

La porte claque derrière eux. Je reste seule dans mon salon vide. Les larmes coulent sans bruit sur mes joues ridées.

Les jours suivants sont un supplice. Je fais semblant d’aller bien quand mes voisins me croisent dans l’escalier. Je souris à la boulangère en bas de la rue. Mais le soir venu, je tourne en rond dans mon appartement trop silencieux.

Un matin, je reçois une lettre : « Madame Jeanne Martin, nous vous confirmons votre inscription sur liste d’attente pour la résidence Les Glycines… » Mon sang se glace. Ils ont déjà commencé les démarches sans même m’en parler !

J’appelle Sophie en tremblant.

— Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu décides sans moi ?

Sa voix est lasse.

— Maman… On veut juste que tu sois en sécurité. Tu as fait tant pour nous… Laisse-nous t’aider à notre tour.

Mais je ne veux pas de cette aide-là ! Je veux rester libre !

Je décide alors de prouver que je peux encore vivre seule. Je range tout à fond, je fais des listes pour ne rien oublier : les courses, les médicaments, les rendez-vous chez le médecin. Je m’inscris même au club du troisième âge du quartier pour montrer que je suis active.

Mais chaque soir, la solitude me ronge un peu plus. Je repense à Henri, à nos enfants qui couraient dans le jardin autrefois. À cette époque où j’étais indispensable.

Un dimanche matin, Camille frappe à ma porte avec un dessin : « Mamie et moi au parc ». Elle me serre fort dans ses bras.

— Je veux pas que tu partes loin…

Je fonds en larmes devant elle. Peut-être qu’il faut accepter d’être aidée ? Peut-être que l’amour se mesure aussi à cette capacité d’accepter la main tendue ? Mais pourquoi est-ce si douloureux ?

Le soir venu, j’appelle Sophie.

— Viens dîner demain avec Antoine et Camille. On doit parler… tous ensemble.

Je prépare mon gratin dauphinois comme autrefois. Quand ils arrivent, l’ambiance est lourde mais je prends la parole :

— J’ai peur d’être seule… Mais j’ai encore plus peur d’être oubliée dans un endroit qui n’est pas chez moi. Trouvons une solution ensemble… S’il vous plaît.

Sophie pleure en silence. Antoine propose qu’on essaie une aide à domicile quelques heures par semaine avant toute décision définitive.

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, j’ai senti un peu d’espoir renaître.

Mais dites-moi… Est-ce qu’on doit vraiment choisir entre liberté et sécurité quand on vieillit ? Est-ce qu’on peut encore compter sur sa famille sans devenir un poids ?