« J’ai toujours dit que je ne voulais pas qu’on s’occupe de moi » : Aujourd’hui, je suis seule et j’attends qu’on frappe à ma porte
— Tu sais, maman, on ne peut pas venir ce week-end. Les enfants ont leurs activités, et puis… tu comprends, avec le boulot…
La voix de ma fille, Claire, résonne dans le combiné. Elle hésite, cherche ses mots. Je sens qu’elle a honte, mais elle ne veut pas que je le sache. Je souris, même si elle ne peut pas le voir.
— Bien sûr, ma chérie. Ne t’inquiète pas pour moi. Je vais très bien.
Je raccroche. Le silence retombe sur l’appartement comme une chape de plomb. Je regarde par la fenêtre : la pluie ruisselle sur les vitres, les toits gris de Paris semblent pleurer avec moi. J’ai 74 ans et je suis seule. Ce n’est pas un hasard, ni une fatalité. C’est le résultat de toute une vie passée à vouloir tout maîtriser, à refuser l’aide des autres, à croire que l’amour se mérite par l’efficacité et la force.
Quand j’avais trente ans, j’étais une machine. Deux enfants, un mari absent – Jean-Pierre travaillait trop, ou fuyait la maison, je ne sais plus très bien. Je me levais à cinq heures, préparais le petit-déjeuner, réveillais Claire et Luc, les habillais, les accompagnais à l’école. Puis je filais au bureau – secrétaire dans une petite société d’assurances du 15ème arrondissement. Le soir, je faisais les courses, préparais le dîner, lançais une lessive, aidais aux devoirs. Je ne m’arrêtais jamais. Je croyais que c’était ça, être une bonne mère : ne jamais faillir, ne jamais demander de l’aide.
— Tu veux que je t’aide à mettre la table ?
Luc avait huit ans. Il me regardait avec ses grands yeux bruns.
— Non, mon chéri. Va jouer. Maman s’occupe de tout.
J’étais fière de cette phrase. Maman s’occupe de tout. Mais aujourd’hui, je me demande si ce n’était pas le début de la fin.
Les années ont passé. Jean-Pierre a fini par partir pour de bon – une autre femme, plus douce peut-être, moins exigeante sûrement. Les enfants ont grandi. Claire est devenue avocate à Lyon ; Luc a monté sa start-up à Nantes. Ils m’appellent parfois, viennent me voir à Noël ou pour mon anniversaire. Mais ils ont leur vie, leurs soucis.
Je me souviens d’un soir d’hiver, il y a trois ans. J’avais glissé sur le trottoir en rentrant des courses. Une douleur fulgurante dans la hanche. J’ai rampé jusqu’à l’ascenseur, puis jusqu’à mon appartement au troisième étage. J’ai refusé d’appeler les secours.
— Ce n’est rien, juste une contusion,
me suis-je dit en serrant les dents.
Le lendemain matin, j’ai boité jusqu’à la pharmacie. La pharmacienne m’a proposé d’appeler quelqu’un.
— Non merci, ça ira.
Toujours ce même refrain : ça ira.
Mais aujourd’hui, ça ne va plus. Les journées sont longues, rythmées par le tic-tac de l’horloge et le passage du facteur. Parfois je parle à la radio pour tromper la solitude.
— Françoise ?
C’est ma voisine du dessus, Madame Lefèvre. Elle frappe parfois pour me demander du sucre ou bavarder quelques minutes.
— Vous devriez inviter vos enfants plus souvent !
Je souris poliment.
— Ils sont très occupés…
La vérité ? J’ai tellement voulu leur montrer que je n’avais besoin de personne qu’ils ont fini par me croire.
Un soir d’automne, alors que la nuit tombait sur Paris et que les lampadaires s’allumaient un à un dans la rue Lecourbe, j’ai craqué. J’ai pris mon téléphone et j’ai composé le numéro de Luc.
— Allô maman ?
Sa voix était fatiguée.
— Luc… Est-ce que tu pourrais venir ce week-end ? Juste… passer un moment avec moi ?
Un silence gênant a suivi.
— Je vais voir ce que je peux faire…
Il n’est pas venu.
Depuis ce jour-là, j’attends qu’on frappe à ma porte. Parfois j’imagine que Claire arrive avec ses enfants, qu’ils courent dans le couloir en riant comme autrefois. Mais ce n’est qu’un rêve.
Je repense à toutes ces fois où j’aurais pu dire oui à un coup de main, où j’aurais pu montrer mes faiblesses au lieu de les cacher derrière un masque d’efficacité. À force de vouloir être forte pour tout le monde, j’ai oublié d’être humaine avec ceux que j’aimais le plus.
Aujourd’hui, je donnerais tout pour entendre quelqu’un frapper à ma porte et dire :
— Maman, tu as besoin de moi ?
Mais il n’y a que le vent qui siffle dans la cage d’escalier.
Est-ce que c’est ça vieillir en France aujourd’hui ? Est-ce que notre fierté vaut vraiment la solitude ? Dites-moi… auriez-vous fait autrement à ma place ?