Quand Papy Est Venu S’installer : Chronique d’une Famille Parisienne à l’Épreuve
— Noémie, tu peux venir ? Il y a un problème avec la box !
Je serre les dents. Encore. Je pose mon mug de café sur la table basse, jette un regard à ma fille, Chloé, qui s’est déjà réfugiée sous la table avec son livre de coloriage. Je traverse le couloir étroit de notre appartement du 11ème arrondissement, évitant de justesse le panier à linge qui déborde. Alain, mon beau-père, est debout devant la télévision, la télécommande à la main, l’air perdu.
— Je t’assure que je n’ai touché à rien, Noémie. C’est ce truc moderne qui ne veut rien savoir…
Je soupire, mais je souris. Depuis qu’Alain a emménagé chez nous il y a trois semaines, chaque jour est une nouvelle aventure technologique. Il a quitté sa maison de Lyon après la mort soudaine de ma belle-mère, et mon mari, Martin, n’a pas hésité une seconde à lui proposer notre canapé-lit. Cinq mois, le temps qu’il se retourne, qu’il trouve un logement ou qu’il se décide sur ce qu’il veut faire de sa vie désormais.
Mais cinq mois dans 68 mètres carrés à Paris, c’est une éternité.
— Je vais regarder, Alain. Mais tu sais, il faut juste appuyer ici…
Je lui montre le bouton « reset » et la lumière bleue revient. Il me regarde avec une reconnaissance maladroite.
— Tu es vraiment douée pour ces trucs-là. Ta mère aurait été fière de toi.
Je détourne les yeux. Il parle souvent d’elle, comme s’il cherchait à la faire revivre dans nos murs trop étroits. Martin rentre tard du travail ; il est chef de projet dans une start-up et ne compte plus ses heures. Chloé réclame de l’attention, Alain réclame de la patience. Et moi ? Je me demande parfois où je me suis perdue dans cette équation familiale.
Le soir venu, nous dînons tous les quatre autour de la petite table ronde. Chloé raconte sa journée à l’école primaire du quartier ; elle a eu une dispute avec sa meilleure amie, Camille.
— Elle a dit que son papi était plus gentil que le mien !
Alain éclate de rire, un rire franc qui résonne dans la pièce.
— Tu sais, Chloé, les papis ne sont pas tous pareils. Mais je peux te dire un secret : le mien était un vrai tyran !
Chloé écarquille les yeux. Martin sourit en coin. Moi, je sens une tension s’évanouir dans l’air. Pour un instant fugace, nous sommes une famille normale.
Mais la nuit venue, alors que tout le monde dort enfin, je m’assois sur le rebord de la fenêtre et j’écoute Paris respirer sous la pluie. Je pense à ma propre mère, disparue trop tôt elle aussi. Je pense à ce que c’est que d’accueillir quelqu’un dans son intimité quand on n’a déjà plus d’espace pour soi.
Les jours passent et les tensions s’accumulent. Alain laisse traîner ses affaires partout ; il oublie de refermer le tube de dentifrice ; il critique la façon dont je cuisine le gratin dauphinois (« Ta béchamel manque de noix de muscade ! »). Un soir, alors que Martin rentre épuisé et que Chloé pleure parce qu’elle ne trouve plus son doudou, j’explose.
— Ce n’est plus possible ! On étouffe ici !
Le silence tombe comme une chape de plomb. Alain me regarde avec des yeux humides.
— Je ne voulais pas déranger… Je peux partir si tu veux.
Martin pose sa main sur mon épaule.
— Papa… Ce n’est pas ce que Noémie voulait dire.
Mais si, c’est exactement ce que je voulais dire. Je me sens coupable aussitôt. Je m’enferme dans la salle de bain et je pleure en silence.
Le lendemain matin, Alain frappe doucement à la porte alors que je prépare le petit-déjeuner.
— Noémie… Je sais que ce n’est pas facile pour toi. Tu sais… J’ai peur d’être seul. J’ai peur d’oublier ta belle-mère. Ici, au moins, il y a du bruit…
Je lève les yeux vers lui et je vois un homme brisé qui tente de recoller les morceaux de sa vie. Je pense à Chloé qui a besoin de ses repères, à Martin qui fait tout pour tenir debout notre famille bancale.
Ce soir-là, nous décidons d’instaurer une nouvelle règle : chacun aura son moment seul dans l’appartement chaque semaine. Alain ira marcher au parc des Buttes-Chaumont pendant que je prendrai un bain sans interruption ; Martin emmènera Chloé au cinéma le samedi après-midi pour laisser Alain regarder ses vieux films en paix.
Peu à peu, nous trouvons un équilibre fragile. Alain apprend à utiliser WhatsApp pour envoyer des photos à ses amis restés à Lyon ; il cuisine parfois pour nous (« Cette fois-ci, j’ai mis assez de muscade ! ») ; il aide Chloé à faire ses devoirs et lui raconte des histoires d’un autre temps.
Un soir d’avril, alors que Paris s’illumine doucement derrière nos carreaux embués, Alain annonce qu’il a trouvé un petit studio dans le quartier voisin. Il partira dans deux semaines.
Chloé pleure ; Martin sourit tristement ; moi, je ressens un mélange étrange de soulagement et de nostalgie.
Le jour du départ arrive trop vite. Alain serre Chloé dans ses bras puis me regarde longuement.
— Merci Noémie… Tu m’as sauvé plus que tu ne crois.
Je ferme la porte derrière lui et je reste là, immobile dans le silence retrouvé de notre appartement trop grand tout à coup.
Est-ce qu’on apprend jamais vraiment à vivre ensemble ? Ou bien est-ce qu’on se contente d’essayer chaque jour, maladroitement ? Qu’en pensez-vous ?