Un mois pour partir : le choix impossible d’une mère
« Vous avez un mois pour trouver un autre endroit où vivre. J’ai besoin d’être seule maintenant. »
Ma voix tremblait, mais je n’ai pas détourné le regard. Camille, ma fille aînée, a ouvert la bouche, mais aucun son n’est sorti. Quant à Lucie, sa petite sœur, elle a simplement baissé les yeux, les poings serrés sur la table de la cuisine. Le silence s’est abattu sur nous comme une chape de plomb, seulement troublé par le bruit lointain du RER qui passait sous nos fenêtres.
Je suis Nora. J’ai cinquante-trois ans et je vis dans ce deux-pièces exigu à Montreuil depuis la mort de mon mari, François. Il y a dix-neuf ans, il est parti sans prévenir, un infarctus foudroyant alors que je berçais Lucie, à peine âgée d’un an. Depuis, j’ai tout porté seule : les factures, les courses, les devoirs, les crises d’adolescence et les rêves brisés.
Camille a vingt-six ans aujourd’hui. Elle travaille comme caissière dans un supermarché à Bagnolet, enchaînant les horaires décalés et les petits boulots pour arrondir ses fins de mois. Lucie, elle, a dix-neuf ans et vient tout juste d’obtenir son bac. Elle rêve de devenir graphiste mais n’a pas encore trouvé sa voie. Depuis des années, nous vivons toutes les trois dans ce minuscule appartement où l’intimité n’existe plus : le salon fait office de chambre pour Camille, Lucie dort avec moi dans la chambre principale. Les murs sont fins comme du papier à cigarette ; chaque dispute, chaque soupir résonne dans tout l’appartement.
Ce soir-là, j’ai craqué. Je ne supportais plus cette promiscuité, cette impression d’étouffer dans ma propre vie. J’avais besoin de silence, de place pour respirer, de retrouver une part de moi-même que j’avais sacrifiée sur l’autel de la maternité. Mais en prononçant ces mots, j’ai vu la peur et l’incompréhension dans les yeux de mes filles.
« Maman… Tu ne peux pas nous faire ça », a murmuré Camille d’une voix blanche.
« Je n’en peux plus », ai-je répondu, la gorge serrée. « Je vous aime, mais je ne suis plus qu’une ombre ici. J’ai besoin de me retrouver. »
Lucie s’est levée brusquement et a claqué la porte de la salle de bain. J’ai entendu ses sanglots étouffés derrière la cloison. Camille est restée là, immobile, les yeux brillants de larmes qu’elle refusait de laisser couler.
Les jours suivants ont été un enfer silencieux. Chacune vivait dans sa bulle, évitant les regards et les conversations trop longues. Je me suis surprise à regretter mes paroles, mais il était trop tard : le mal était fait.
Un soir, alors que je rentrais du travail — je suis secrétaire médicale dans un cabinet à Vincennes — j’ai trouvé Camille assise sur le canapé-lit du salon, entourée de papiers et d’annonces immobilières.
« J’ai appelé pour une colocation à Saint-Denis », m’a-t-elle dit sans lever les yeux. « C’est pas cher mais c’est loin du boulot… »
J’ai voulu lui dire que rien ne m’obligeait à tenir parole, que je pouvais revenir en arrière. Mais je me suis tue. Je voyais bien qu’elle avait besoin de partir autant que moi.
Lucie, elle, s’est enfermée dans un mutisme glacial. Elle passait ses journées à dessiner sur sa tablette ou à errer dans le parc des Guilands avec ses amis. Un soir, elle est rentrée tard et m’a lancé :
« T’inquiète pas, j’ai demandé à Anaïs si je pouvais squatter chez elle quelques temps… »
J’ai senti mon cœur se serrer. Mes filles partaient chacune de leur côté et je restais là, seule avec mes regrets.
Le dernier soir avant leur départ, nous avons partagé un dîner silencieux autour d’un plat de pâtes trop cuites. Camille a levé son verre :
« À nous… malgré tout », a-t-elle soufflé.
Lucie a esquissé un sourire triste et j’ai senti mes larmes couler sans pouvoir les retenir.
Après leur départ, l’appartement m’a semblé immense et vide. J’ai erré des heures entre la chambre et le salon, touchant les objets qu’elles avaient laissés derrière elles : un carnet de croquis de Lucie, une écharpe oubliée de Camille…
Je croyais que la solitude serait une délivrance ; elle est devenue une prison.
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Peut-on vraiment se reconstruire en brisant ce qui reste de sa famille ? Ou bien ai-je sacrifié l’amour de mes filles pour une paix illusoire ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?