Fuir pour survivre : l’histoire de Lillian et la porte close
« Tu ne peux pas rester ici, Lillian. Je suis désolée… »
La voix de Gianna tremblait derrière la porte entrouverte. Mes enfants, blottis contre mes jambes, grelottaient sous la pluie battante. Je sentais mon cœur cogner si fort que j’avais l’impression qu’il allait s’arrêter. Derrière Gianna, j’apercevais la silhouette massive de François, les bras croisés, le visage fermé.
« Ce n’est pas possible, Gianna. On ne va pas héberger toute la misère du monde ! »
Ses mots claquèrent comme une gifle. J’aurais voulu hurler, supplier, mais la dignité me retenait. Je n’étais pas venue mendier ; j’étais venue chercher un abri, une main tendue, juste pour une nuit. Depuis des semaines, je vivais dans la peur. Paul, mon mari, était devenu un étranger. Les cris, les portes qui claquent, les menaces… et ce soir-là, il avait franchi la ligne. J’avais attrapé mes enfants endormis, jeté quelques affaires dans un sac et couru dans la nuit.
Gianna était mon amie d’enfance. On avait tout partagé : les secrets d’ados, les premiers amours, les rêves de liberté. Je savais qu’elle m’ouvrirait sa porte… Mais je n’avais pas prévu François.
« Lillian… » Elle baissa les yeux. « Je… Je vais t’appeler un taxi. »
Un taxi ? À minuit ? Avec deux enfants en pyjama ? Je sentais la colère monter en moi, mêlée à une tristesse immense. Ma voix sortit rauque :
« Tu as peur de lui ? »
Elle sursauta. François s’approcha d’elle, posa une main possessive sur son épaule.
« Ce n’est pas une question de peur. C’est une question de principe. On ne veut pas d’histoires ici. »
Je vis alors le regard de Gianna : une détresse muette, une culpabilité profonde. Elle n’était pas libre. Son mari décidait pour elle, comme Paul décidait pour moi.
Je me suis retrouvée dehors, sous la pluie, mes enfants pleurant de fatigue et d’incompréhension. J’ai marché sans but dans les rues désertes de Nantes, cherchant un banc sec ou un hall d’immeuble où m’abriter. Je pensais à ma mère qui m’avait toujours dit : « Dans la vie, tu ne peux compter que sur toi-même. » Mais je refusais de croire que l’amitié pouvait s’effacer devant la peur ou le confort.
Le lendemain matin, après une nuit blanche passée dans la salle d’attente des urgences pédiatriques (prétexte : mon fils avait de la fièvre), j’ai appelé un centre d’accueil pour femmes en détresse. La voix au bout du fil était douce mais fatiguée :
« Il y a une liste d’attente, madame… Vous pouvez venir remplir un dossier aujourd’hui ? »
J’ai hoché la tête sans réfléchir, oubliant que personne ne pouvait me voir. J’ai menti à mes enfants : « On va dormir chez des amis ce soir… »
Les jours suivants furent un enchaînement d’humiliations discrètes : les regards des assistantes sociales, les questions intrusives (« Pourquoi n’êtes-vous pas partie plus tôt ? »), les nuits sur un matelas à même le sol dans un foyer bondé. Mais le pire restait le silence de Gianna. Pas un message, pas un appel.
Je me suis souvent demandé ce qui se passait derrière sa porte close. Avait-elle honte ? Était-elle soulagée ? Ou bien regrettait-elle ?
Un soir, alors que je berçais ma fille dans le noir du foyer, mon téléphone vibra enfin :
« Lillian… Je suis désolée. Je n’ai pas eu le courage de m’opposer à François. Je pense à toi tous les jours. »
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’avais envie de lui hurler ma colère, mais aussi de lui dire que je comprenais sa peur. Nous étions toutes les deux prisonnières d’hommes qui décidaient pour nous.
Quelques semaines plus tard, j’ai trouvé un petit appartement social à Malakoff. Pas grand-chose : deux pièces humides, mais c’était chez moi. Les enfants ont recommencé à sourire timidement.
Un samedi matin, Gianna est venue frapper à ma porte. Elle était seule, les yeux rougis.
« Je suis partie », a-t-elle murmuré en entrant.
Nous nous sommes prises dans les bras sans un mot. Elle a pleuré longtemps sur mon épaule.
« Tu sais… J’ai toujours cru que François me protégeait. Mais il m’enfermait. Quand je t’ai vue dehors cette nuit-là… j’ai compris que ça aurait pu être moi. »
Nous avons parlé toute la journée : de nos peurs, de nos rêves brisés et de cette société qui juge si vite les femmes qui fuient.
Aujourd’hui encore, je repense souvent à cette nuit sous la pluie. À cette porte qui s’est refermée sur moi et mes enfants. Et je me demande : combien de femmes vivent ça chaque soir en France ? Combien d’amies se taisent par peur ou par confort ?
Est-ce qu’on peut vraiment compter sur l’amitié quand tout s’effondre ? Ou bien sommes-nous condamnées à affronter seules nos tempêtes ?