À 38 ans, j’ai eu un fils : comment ne pas en faire un enfant roi ?
— Paul, tu ne peux pas jeter tes céréales par terre comme ça !
Ma voix tremble, mais il n’écoute pas. Il me regarde, les yeux brillants de défi, et d’un geste lent, il renverse le bol. Le lait coule sur le carrelage de la cuisine, éclaboussant mes chaussons. J’ai envie de crier, mais je me retiens. Je ramasse en silence, la gorge serrée. Mon mari, Laurent, entre à ce moment-là.
— Claire, laisse-le. Il est fatigué, c’est tout.
Toujours la même rengaine. Paul a cinq ans et il mène la danse à la maison. Je le sais, Laurent le sait, mais personne n’ose vraiment l’admettre. Peut-être parce qu’on l’a tant désiré, tant attendu…
Je n’ai eu Paul qu’à 38 ans. Après des années de traitements, d’espoirs déçus et de nuits à pleurer dans les bras de Laurent. Quand il est enfin arrivé, j’ai cru que le bonheur serait simple. Mais personne ne m’avait prévenue que l’amour pouvait aussi être un piège.
Ma mère me répète souvent :
— Tu le gâtes trop, Claire. À ton âge, tu devrais savoir poser des limites.
Mais comment expliquer à ma mère ce vide immense que Paul a comblé ? Comment lui dire que chaque sourire de mon fils me semble être un miracle ?
Le soir, quand il s’endort enfin après avoir exigé trois histoires et deux verres d’eau, je m’assieds sur le canapé, épuisée. Laurent me regarde avec tendresse.
— On fait ce qu’on peut, tu sais.
Mais est-ce vrai ?
La semaine dernière, à l’école maternelle, la maîtresse m’a prise à part.
— Madame Dubois, Paul a du mal à accepter la frustration. Il refuse de partager les jouets et pique des colères quand on lui dit non.
J’ai senti mes joues brûler. J’ai bredouillé quelques mots d’excuse avant de fuir sous le regard des autres parents. Sur le chemin du retour, Paul chantait à tue-tête sur la banquette arrière. Moi, je serrais le volant si fort que mes jointures blanchissaient.
À la maison, j’ai tenté d’en parler avec Laurent.
— Il faut qu’on soit plus fermes avec lui. On ne peut pas tout lui passer.
Il a haussé les épaules.
— Tu veux vraiment lui refuser ce qu’on n’a jamais pu lui donner ?
C’est là tout le problème : comment refuser à Paul ce dont nous avons tant rêvé ? Comment ne pas céder à ses caprices quand chaque larme me rappelle les années où j’aurais tout donné pour entendre pleurer un enfant dans cette maison ?
Le week-end dernier, nous étions invités chez mon frère, Antoine. Sa fille, Camille, a six ans. Elle partage ses jouets sans rechigner et dit « merci » sans qu’on le lui rappelle. Quand Paul a arraché une poupée des mains de Camille en criant « À moi ! », j’ai vu le regard désapprobateur de ma belle-sœur. J’ai eu honte.
— Tu devrais être plus stricte avec lui, Claire. Sinon tu vas en faire un tyran.
J’ai voulu répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. Le trajet du retour s’est fait dans un silence pesant. Laurent fixait la route ; Paul dormait à l’arrière, une poupée serrée contre lui.
Cette nuit-là, j’ai pleuré longtemps dans la salle de bain. Je me suis revue à 35 ans, assise dans la salle d’attente du centre PMA de l’hôpital Cochin, entourée de femmes qui avaient toutes le même regard fatigué et plein d’espoir. Je me suis souvenue des piqûres d’hormones, des échecs répétés… Et puis ce miracle : Paul.
Peut-être que je veux trop bien faire. Peut-être que je veux compenser toutes ces années de manque en donnant tout à mon fils. Mais à quel prix ?
Le lendemain matin, j’ai décidé d’essayer autrement. Quand Paul a réclamé une quatrième crêpe au petit-déjeuner, j’ai dit non. Il a hurlé, tapé du pied, jeté son assiette par terre. J’ai tenu bon.
— Je comprends que tu sois en colère, mais c’est non.
Il m’a regardée avec surprise puis s’est mis à pleurer de plus belle. J’ai eu envie de céder… Mais je suis restée ferme.
Laurent est arrivé en courant.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
— Je pose des limites à ton fils !
Il a soupiré mais n’a rien dit. Plus tard dans la journée, Paul est venu se blottir contre moi sur le canapé.
— Maman… tu m’aimes quand même ?
J’ai senti mon cœur se serrer.
— Bien sûr que je t’aime. Mais t’aimer ne veut pas dire tout accepter.
Il a hoché la tête sans comprendre vraiment. Mais pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu l’impression d’avoir fait quelque chose de juste.
Ce soir-là, j’ai appelé ma mère.
— Tu avais raison… Ce n’est pas facile d’être parent quand on a attendu aussi longtemps pour l’être.
Elle a ri doucement au téléphone.
— Personne n’a dit que ce serait facile. Mais tu es une bonne mère, Claire.
Je raccroche en essuyant une larme. Je repense à toutes ces années perdues à espérer un enfant… Et maintenant que je l’ai enfin, j’ai peur de mal faire chaque jour.
Est-ce qu’on peut aimer trop fort ? Est-ce qu’on peut réparer son propre passé en donnant tout à son enfant ? Ou bien faut-il apprendre à dire non pour lui permettre de grandir ?
Et vous… avez-vous déjà eu peur d’aimer trop fort au point d’en oublier l’essentiel ?